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Jean Jacques Rettig

Le regionalisme des annees 70

© Jean Jacques Rettig, 1998

Mesdames, Messieurs, Chers Amis,

Vos parents et vous-mêmes avez sûrement souffert. On vous a souvent pris vos repères, vos frontières. On Vous a imposé d’autres. A nouveau, depuis quelques années, un autre monde, avec d’autres valeurs, se construit pour vous. Le risque est grand, pour nous tous, de vivre les choses en adolescents, de penser que nous sommes uniques, que notre malheur, notre bonheur, que l’injustice subie, que les nouveaux slogans proposés (ou imposés) sont uniques. Or l’unique se retrouve ailleurs, même si nous ne le savons pas. Et dans le monde entier, des individus et des groupes avides de pouvoir et de profit, cherchent à maintenir les populations dans un état d’adolescence, tout au long de leur vie, pour mieux réussir à les manipuler.

Je viens d’Alsace. Pour le moment, je suis donc citoyen français. Ma région est très belle; elle est riche matériellement et culturellement (encore). Mais son histoire a très mal commencé. En cela elle pourrait être la soeur de la Galicie. Charlemagne avait trois petits-fils qui se partagèrent son empire. Louis le Germanique eut l’Est, Charles le Chauve l’Ouest et Lothaire la longue bande du milieu qui allait du Schleswig-Holstein jusqu’à Naples. Charles et Louis signèrent le SERMENT DE STRASBOURG en 842 (Non-aggression et assistence mutuelle: cela fait penser à Hitler et Staline!) ... et “bouffèrent” peu à peu le royaume de leur frère Lothaire. L’Alsace fut incorporée à la Germanie. Plus tard, Louis XIV., Roi de France rêvant de gloire, voulut des frontières plus droites et plus “naturelles”. Il conquit donc l’Alsace et constata, du haut du Col de Saverne: “Quel beau jardin!” En 1870-71, notre Région fut reprise militairement par les Allemands, en 1918 par les Français, en 1939 par les Allemands, en 1945 par les Français... et en 1970 par l’industrie nucléaire.

Que vient faire ma petite famille dans les tourbillons de ce mic-mac géopolitico – militaro – idéologico – hypocrito – parano – et si peu humano – veridique?

Mon grand-père Emile était sculpteur sur pierre, protestant de confession et avait ses meilleurs amis parmi les moines Capucins du monastère catholique d’en face. Très souvent il prenait l’un ou l’autre comme modèle pour ses scultpures réalisées sur les cathédrales de Dresden, Meissen, Strasbourg, Zürich, Berne... Sa belle-soeur avait épousé un Badois (Allemand) immigré après 1870. En 1918, elle dut partir avec lui en Allemagne. Le grand-père Emile est mort dans l’Ouest de la France, où il s’est réfugié devant l’avancée de la WEHRMACHT allemande, en 1939. L’autre grand-père, encore un Emile, ferblantier de son état, savait faire de tout et de rien des jouets pour ses enfants et leur expliquait le monde en inventant des histoires, des contes, et en se baladant avec eux le long de la rivière. D’origine protestante, il avait sons entrée chez le rabbin, le curé el le pasteur du village. A cette époque, ce n’était pas rien.

Mon père, né en 1896, de prénom également Emile, est devenu très tôt un internationaliste. Enrôlé malgré lui comme soldat allemand , durant la première guerre mondiale, il a été blessé par une balle russe, en 1917, et c’est l’état français qui lui a versé une pension d’invalidité partielle jusqu’à sa mort, à l’âge de 90 ans. Bel exemple d’universalité! Très tôt il a compris que les intérêts de certains puissants, dont par exemple les magnats de l’industrie de l’armement, étaient transnationaux, donc transfrontaliers. Au fond de sa tombe, sa balle, ce petit bout de métal logé à 2cm du coeur, dans le corps en train de retourner à la poussière, nous interpelle profondément – - – et avec malice. Dans ma famille, on préférait être français, mais on voulait pouvoir parler l’alsacien et garder notre culture propre, à mi-chemin entre l’Allemagne et la France. Durant cette époque totalitaire, nous faisions toujours nettement la différence entre l’Allemand et le Nazi.

Ma mère Frédérique, née en 1901, n’a fréquenté l’école que jusqu’à 14 ans. Elle était dotée d’une volonté terrible et d’une puissance d’action remarquable. Mue par un élan humanitaire, elle a obtenu des Nazis l’autorisation de faire chaque jour la cuisine à une soixantaine de prisonniers politiques du camp de SCHIRMECK, qui travaillaient le long de la voie ferrée, durant les années 1943-44. C’était l’occasion, évidemment en cachette, de les mettre en relation avec leurs familles, de les fournir en médicaments et en nourriture supplémentaire et, avec l’aide de certains passeurs, d’organiser des évasions. J’ai vécu mes premières années dans cette ambiance de résistance, de tension souvent extrême et de danger, tout en ignorant, à l’époque, une partie des activités de ma mère et de mon oncle.

Mon frère Pierre (fini avec les Emile!) allait au lycée à Strasbourg. En 1943, alors qu’il avait 15 ans, la GESTAPO allemande est venue chercher tous les garçons de la classe pour les emmener en Allemagne et les enrôler dans l’artillerie anti-aérienne. Mon frère devint pointeur et, comme beaucoup de camarades alsaciens, faisait éclater les obus avant qu’ils ne puissent atteindre l’avion anglais ou américain ou canadien. A l’heure actuelle, il porte encore quatre cicatrices aux mollets et aux cuisses provenant des piqûres intramusculaires qu’il s’était faites avec sa propre salive, durant les derniers mois de la guerre, afin de devoir être opéré et de ne plus participer à la folie meurtrière.

Je remercie tous les membres de ma famille de m’avoir appris, par leur exemple, à dire NON à l’inacceptable, à l’inhumain, à l’injustice. Je les remercie d’avoir cultivé l’esprit critique en même temps que l’esprit de tolérance. Je les remercie de nous avoir appris à réfléchir par nous-mêmes et d’être extrêmement prudents avant de formuler des conclusions. Je les remercie de nous avoir montré le chemin pour faire éclater les frontières entre les humains, non seulement celles, rigides, des Etats, mais aussi celles de la pensées et du coeur.

Souvent les Etats se trompent au sujet des populations – ou veulent se tromper, parce que ça les arrange. Ainsi, chez nous en Alsace, sous Hitler, il était défendu de parler ou de chanter en français, sous peine d’emprisonnement. Tous les livres français furent ramassés et passèrent au pilon. Mais quand, en 1945, l’Alsace redevint française, le Gouvernement central parisien exerça également une pression certaine sur les Alsaciens pour qu’il abandonnent leur dialecte. On vit fleurir, dans tous les lieux publics et dans les bus, des pancartes disant C’EST CHIC DE PARLER FRANÇAIS, alors que dans les écoles il était strictement interdit de parler l’alsacien, même dans la cour. L’héritage culturel germanique devait disparaître. L’Etat jacobin français a mis jusqu’en 1990-91 pour comprendre qu’un vrai bilinguisme en Alsace était un atout non seulement culturel mais également commercial et économique pour le pays.

Autre exemple d’incompréhension: Après la guerre de 1939-45 l’Etat français classa mes parents et ma famille en général dans la catégorie des patriotes, c’est-à-dire dans le sens nationaliste inconditionnel, vu leur attitude et leurs agissements antinazis. Aussi, au moment où je fus appelé à participer à la guerre d’Algérie, pendant 25 mois, de 1960 à 1962, me versa-t-on dans un service de renseignement (espionnage téléphonique et censure de la Presse) étant donné que les Rettig servaient la France à n’importe quel prix.

Or, les Grosses Têtes dirigeantes s’étaient trompées. Mes parents et mon frère avaient agi par réflexion personnelle, humanisme et antitotalitarisme et non pas au nom d’un nationalisme bêlant et obtus. Ainsi, en Algérie, je me suis vu obligé de saboter mon travail par ma réflexion et mes choix, j’ai laissé passer beaucoup d’informations que normalement il fallait censurer, et je n’ai pas signalé les fellaghas, les soldats de libération de l’Algérie, que j’avais repérés par les écoutes téléphoniques. Je ne signalais que les préparatifs directs d’attentats. Des choix pas toujours faciles. Mes motivations étaient les mêmes que celles de mes parents et de mon frère.

Ainsi le plus grand handicap, pour un Etat malhonnête, aventurier, colonialiste, opportuniste, belliqueux, fasciste, à tendance totalitaire ou antidémocratique, etc – - – - -(Ce n’est qu’une liste d’exemples, car la France n’était pas tout cela à la fois), c’est la non-adhésion passive et active de sa propre population.

Venons-en plus précisément aux thèmes annoncés dans le titre de mon exposé: le régionalisme et le mouvement écologique. Je tenais simplement à montrer, dans un premier temps, que les joies, les peines, les actions, les réactions humaines ne sont pas des éléments isolés dans l’espace et le temps. L’Alsace et la Galicie sont plus soeurs qu’éventuellement vous ne le soupçonniez. L’attitude de vos parents, de notre entourage nous conditionne, nous façonne plus que nous ne le pensons. Tout est maillon d’une chaîne, d’une interaction. Il est bon de s’en rappeler. J’aimerais insister sur le fait que très souvent les populations ont été induites en erreur (regardez le drame yougoslave ou bosniaque!), trompées, excitées les unes contre les autres, alors qu’elles avaient et ont toujours intérêt à se rencontrer, à apprendre la langue de l’autre, à se parler, à coopérer, à s’entraider, à se respecter dans leurs particularités.

Je ne citerai que deux exemples de ces fausses valeurs qui ont fait couler tellement de sang et généré tellement de malheur: L’HONNEUR NATIONAL et L’ENNEMI HÉRÉDITAIRE. Au 19e et dans la première moitié du 20e siècle, les intellectuels, les politiques, les militaires et même les industriels en ont usé et abusé. “Qu’un sang impur abreuve nos sillons”, lançait la France dans son hymne national. Et “Deutschland über alles”, annonçait l’Allemagne. Et la petite Alsace se trouvait entre les deux, comme entre deux parents divorcés qui s’arrachent leurs enfants.

Mille bon sang de sabord, n’étiez-vous pas fichus de voir plus loin que votre front borné?! Ne pouviez-vous pas vous défaire de vos idées étriquées et meurtières?! De Gaulle voulait une “Europe de l’Atlantique à l’Oural”. Avec Adenauer il travailla à la réconcilation de l’Allemagne et de la France. Et puis il y avait l’ennemi commun, l’Union Soviétique, contre qui il fallait serrer les coudes. Mais la base, les deux populations se rencontraient elles? S’apprivoisaient-elles? Faisaient-elles des choses en commun, spontanément, en dehors de la surveillance et du cadre officiels? Prenaient-elles leur destin de voisins en main? La réponse est malheureusement négative.

Il y eut “Mai 68” qui déferla sur l’Europe de l’Ouest, avec ses maladresses certes, mais aussi avec ses questions vitales, sa notion de participacion, de critique de l’autorité pure et dure, de paternalisme, de l’exploitation des travailleurs, de l’idéal de vie que nous proposait la société industrielle du capitalisme libéral à outrance. Les Jeunes et beaucoup de moins Jeunes se mirent à rêver d’une révolution humaniste. De Gaulle, après beaucoup d’hésitation, alla à Baden-Baden s’assurer de l’appui de Général Massu, chef des armées françaises stationnées en Allemagne. Le Parti Communiste français, et son syndicat la CGT, eurent peur de se faire dépasser sur leur aile gauche et composèrent avec le Gouvernement. “Mai 68” avait vécu... et l’on se remit au travail.

Pourtant la dimension politique de la réflexion ne fut pas perdue. Et à partir de 1970 elle s’enrichit d’une dimension écologique. Il devint de plus en plus clair que “nos sillons” n’avaient plus besoin de s’abreuver “du sang impur”, puisqu’ils étaient déjà saturés d’engrais chimiques, de pesticides, d’herbicides, de métaux lourds, de retombées radioactives. Et le “Deutschland über alles” dut battre en retraite, puisque les problèmes étaient devenus planétaires! Il fallait sauver les mers, les océans, les forêts, les cours d’eau, l’air, les forêts tropicales, le Capital génétique (et cela continue à l’heure actuelle). Il fallait lutter contre la menace de la surpopulation.

Par exemple le cloaque hyperpollué et nauséabond qu’était devenu le Rhin était à la fois suisse, français, allemand, néerlandais. Il ne suffisait plus que les officiels nationaux se renvoient la balle des responsabilités; il fallait que les riverains retroussent les manches et mettent en place des dispositions pratiques. Les communes, les industries, les stations de pompage, les pêcheurs, les agriculteurs, tous les interessés et utilisateurs devaient se parler et chercher des solutions. Cela n’a jamais été facile, car les interêts à court terme étaient souvent divergents. Il fallut la catastrophe nommée TCHERNO-BÂLE, où une usine chimique de Bâle (en Suisse) empoisonna tout le fleuve, pour donner à tout le monde l’électrochoc nécessaire à la prise de décisions draconiennes.

L’Alsace avait toujours une forte relation à la Nature. Mais l’Alsacien est “gentil” et “correct” par essence. Il lui a fallu apprendre à se hisser au niveau de la critique politique (pas toujours negative), à hausser le ton, à prendre lui-même son destin en main (il a tellement souvent changé de “maître”!). Des technocrates nationaux et bruxellois planifiaient d’industrialiser à outrance le couloir rhénan, de Rotterdam à Bâle, et de déplacer les zones d’habitation dans les montagnes (Vosges, Forêt Noire). L’énergie, pour faire tourner ces usines, devait être produite par d’immenses parcs des réacteurs nucléaires. Avec ce que nous savions sur les méfaits de la pollution chimique, de la pollution radioactive, c’était maintenant qu’il fallait oser, qu’il fallait agir, qu’il fallait informer les populations et s’opposer aux projets démoniaques et mégalomanes.

Comme le trait d’union de ces projets était le Rhin, ce fleuve devint aussi occasion de nouvelles rencontres entre les populations badoises, alsaciennes et suisses. On créa des comités, des associations de défense. On informa; on occupa des terrains de construction, nuit et jour; on mena des procès contre les firmes, contre l’Etat; on vecut une coopération transfrontalière réelle...; et tout le monde découvrit la communauté d’intérêts des populations de la Région, mesurée aux réalités écologiques, souvent culturelles, parfois linguistiques et toujour humanitaires. Le mouvement écologique ne veut pas abolir l’Etat, dissoudre les cultures, les pays dans un magma informe, sans saveur, sans traditions, sans cohésion sociale. Bien en contraire! Mais il a toujours plaidé pour une vision d’ensemble des problèmes et des solutions à apporter. Pour que les discours creux soient dépassés, pour que les fleuves, les nappes phréatiques, les forêts, les tols, l’air, la santé des gens soient sauvés, il faut que les Etats abandonnent une bonne partie de leur rigidité et se soucient sincèrement des conséquences de leurs actes sur les populations et les pays voisins. La France, le pays où j’habite, à bien des égards, a encore beaucoup de progrès à réaliser.

A travers nos luttes, ceux qui en avaient encore besoin ont découvert que les vraies frontières n’étaient pas celles que les puissants avaient placées entre les populations de nos pays respectifs mais celles qui existaient et existent encore, souvent invisibles, à l’intérieur de chaque pays, entre les populations et les lobbies, les groupes d’intérêts. Je me rappellerai toujours de ce vigneron badois (donc allemand) après des mois d’action et d’occupation communes de terrain – donc aussi des mois d’échanges et d’apprivoisement avec une foule d’Alsaciennes et d’Alsaciens – , qui lança: “J’ai découvert que nous sommes des frères, que nous sommes faits pour vivre ensemble, que les politiques et les grands meneurs du passé nous ont menti. Quand je pense que nous avons tiré les uns sur les autres par-dessus le Rhin! Quelle folie! Si nos grands messieurs de Bonn et de Paris veulent remettre cela un jour, nous dirons NON, nous ne marcherons pas, car nous avons vécu autre chose.” Puissent ces bonnes résolutions s’étendre au monde entier (elle est tellement petite, notre planète!). Puisse la mémoire ne pas être défaillante. Je vais maintenant essayer de résumer 6 cas de lutte dont la Région du Rhin Supérieur a été le théâtre. Je vous parle donc d’une période qui s’étend, grosso modo, de 1970 à 1980, avec un certain nombre de prolongements durant les années 80.

1 En juillet 1970 est rendu publique la construction de 2 réacteurs nucléaires à FESSENHEIM en Alsace. C’est le seul projet du genre qui a pu être réalisé dans la Plaine du Rhin Supérieur. Les réacteurs 3 et 4, prévus également pour ce site, ont pu être évités. La lutte contre 1 et 2 continue et se terminera par leur fermeture, avec l’amorce de la sortie du nucléaire français.

2 Au printemps 1971, le Gouvernement de Baden-Württemberg annonce la construction de 4 réacteurs à BREISACH, sur le rive droite du Rhin, en Pays de Bade. Une opposition grandissante et inattendue de la population a raison du projet, en mai 1973.

3 En été 1974, les CHEMISCHE WERKE MÜNCHEN, une firme allemande, veulent implanter à MARCKOLSHEIM, du côté alsacien, à 15 km en aval de BREISACH, une usine de stéarates de plomb. Ce projet a été refusé auparavant par trois autres communes allemandes et françaises. Une occupation du terrain de construction, par la population, pendant 5 mois, met fin au projet.

4 Fin 1973, le projet nucléaire, avorté à BREISACH, resurgit à WYHL (Pays de Bade), entre BREISACH et STRASBOURG. Des manifestations, des conférences-débats, la confrontation massive avec la police, l’occupation du terrain (plus de 1 an), des procès – - – et une pression populaire inlassable arrivent à faire plier la BADENWERK A.G. et le Land de Baden-Württemberg. Pas de centrale nucléaire à WYHL!

5 Dès 1966, MOTOR COLUMBUS A.G. veut installer une centrale nucléaire à KAISERAUGST, en Suisse, à 19 km en amont de BÂLE, sur le Rhin. Beaucoup de réunions, de contre-réunions, de votes et de discussions, comme la tradition et la Constitution suisses le permettent. Ce n’est qu’en 1970 que les populations alsaciennes et badoises prennent connaissance du projet nucléaire suisse. Le 24 mars 1975, début des travaux. Le 1er avril 1974 blocage des travaux et occupation du terrain par les populations et les comités, jusqu’au 19 mai 1975. Aujourd’hui la centrale n’est toujours pas construite.

6 A cette époque, il existe toute une liste de sites envisageables, sur le Rhin Supérieur, pour des centrales nucléaires. En décembre 1976, ÉLECTRICITÉ DE FRANCE (EDF) fait dresser, sur un terrain de GERSTHEIM (Alsace), entre WYHL et STRASBOURG, un mât météorologique, signe avant-coureur de l’implantation d’une centrale nucléaire. En effet, chez le Maire et son premier Adjoint se trouvent des plans avec 4 réacteurs de 1300 Megawatts électriques chacun. Occupation du terrain pendant 7 mois. Démontage du mât. Le projet nucléaire est maintenant connu de tous. Les populations sont entraînées. Le projet est refusé.

Ces six champs de lutte et d’engagement écologiques ont été, comme dit plus haut, une école de vie, de civisme, de responsabilisation individuelle et collective, de prise de conscience des valeurs de base, de développement des capacités de chacun. La caste des décideurs et de ceux qui disposent généralement de la vie et du destin des gens a été confrontée à des populations éveillées, inventives, pétillantes, courageuses, profondément non-violentes et citoyennes. Les technocrates et utopistes du développement à outrance ont dû tenir compte du bon sens des populations honnêtes.

Ces actions ont été et à l’avenir continueront à être transfrontalières, n’en déplaise aux nationalistes et autresjustifiés des éléments naturels (eau, air, sols, espace ----), conditions nécessaires d’une existence viable, incluent l’amour et le respect du voisin, le partage des sa culture, l’apprentissage de sa langue. Nous avons répondu par un grand éclat de rire au Préfet de la Région Alsace, Monsieur Sicurani, qui voulait interdire aux Allemands de la rive droite du Rhin de passer la frontière pour nous aider à lutter, en Alsace, contre le projet allemand (!) d’une usine à plomb. En un rien de temps, le pont sur le Rhin a été occupé et bloqué par les Français et les Allemands, ne laissant passer plus aucun trafic. Le Préfet dut faire marche-arrière, pris au piège de sa propre injustice. L’argent et la pollution ne conaissent pas de frontières. Pourquoi les populations se laisseraient-elles séparer?!

A cette époque, le thème de l’écologie était tout à fait nouveau, et nos rebellions contre des projets criminels, mettant la santé publique en danger, ont été inattendues. Ce sont les évènements relatés et nos actions qui ont fait entrer la réflexion écologique dans la conscience des gens. Pendant des années, toutes les idées et initiatives venaient d’en bas. Aucun parti politique ne s’était penché sérieusement sur la question – et encore moins engagé. Les communistes, par exemple, orientés vers Pékin ou vers Moscou, voulaient bien participer à la popularité de la révolte, ici, à l’Ouest, mais étaient obligés de se montrer favorables au nucléaire de leur patrie idéologique. Dans l’ensemble, nos hommes politiques, du Maire jusqu’au Député, ont été très peu au courant des questions écologiques. Pendant longtemps cela ne payait pas; et puis pourquoi se mettre en difficulté vis-à-vis des thèses officielles?! Les politiques, s’ils ne sont pas poussés aux fesses par la base, restent pour la plupart très classiques et carriéristes.

Des trois pays dont nous parlons, c’est la France qui a le plus à lutter contre la politique du secret. Laisser “discutailler” le peuple, mais réaliser, coûte que coûte, ce que les grands esprits de l’ÉCOLE NATIONALE DE L’ADMINISTRATION, de POLYTECHNIQUE et du SERVICE DES MINES concoctent dans les coulisses. En matière de nucléaire, par exemple, toutes les décisions se prennent par décrets gouvernementaux et non par votes au Parlement. Ne pense pas, accepte et tais-toi! Durant ces années de lutte, nous, associations et populations badoises, suisses et alsaciennes, avons pu apprendre une foule de choses.

Il a été de la plus haute importance que nous ayons réussi à unir, dans les mêmes actions, Jeunes et Vieux, gens de la ville et habitants des campagnes, intellectuels et manuels, scientifiques et artistes ---, car nos adversaires avaient intérêt à diviser les populations, à créer des scissions, afin de mieux régner et faire passer leurs projets. Cette confiance réciproque a dû être construite avec doigté et beaucoup de patience. Chacun a appris, chacun a dû s’ouvrir et relativiser ses valeurs propres. Le soi-disant Communiste est devenu moins diabolique (problème pour les Allemands); le paysan et virgneron est devenu un peu étudiant; l’étudiant a goûté le terroir, a appris à manier la fourche et la hache--- et à parler plus simplement.

Dans le cadre de l’affaire de Wyhl a été créée l’Universitaire Populaire WYHLER WALD, qui animait culturellement d’abord le terrain occupé, puis, pendant des années, les communes des alentours. Richesse des thèmes abordés, diversité des intervenants, non seulement Allemands et Francais, mais également des scientifiques américains, des Indiens d’Amérique, des moines bouddhistes, des médecins de l’Iran, des écologistes du Brésil. Une fraternité pragmatique et fertile.

A l’opposé du SERMENT DE STRASBOURG, signé en 842, et dont je vous ai parlé au début, dans le cadre de la lutte de Gerstheim, 60 communes ont souscrit, devant les médias français et allemands, un pacte d’entraide et d’assistance mutuelles pour mettre en échec le projet nucléaire. Contrairement à Charles le Chauve et Louis le Germanique, nous n’avions pas d’arrière-pensées inavouables; nous agissions dans l’intérêt des habitants de cette Région et de leurs descendants. Ce fut le SERMENT POPULAIRE DER GERSTHEIM. Nous avons aussi appris que la réussite appelle d’autres réussites. Car beaucoup de gens ne vous rejoignent que s’ils voient qu’on peut être gagnant.

Par ailleurs, la lutte de Fessenheim, toujours en cours, nous a clairement montré que, pour avoir des chances de gagner, if faut avoir une partie, au moins, des habitants de la commune concernée avec soi. Il ne suffit pas de manifester par milliers de personnes venant de l’extérieur. C’est la raison pour laquelle les industriels cherchent à acheter les gens de la commune d’implantation. Ceci devrait aussi être vrai chez nous. Il ne suffit pas non plus de tourner en vase clos, entre écologistes. Il faut réveiller et intéresser toutes les composantes d’une population, sinon on est marginalisé. Des milliers de personnes de notre région ont pu toucher du doigt que les technocrates et des “spécialistes” sont prêts à répandre des mensonges et des demi-vérités, par discipline professionelle, par appât du gain, par simple appartenance à une caste. Ces personnes du peuple ne s’en laissent plus conter; elles n’ont plus de sentiment d’infériorité; elles savent maintenant parler en public et démasquer les “vendus”.

Est-il besoin de le dire? Il n’y avait rien à gagner financièrement à travers nos actions de longue haleine. Au contraire, énormément de gens y ont mis de l’argent de leur poche, selon leurs moyens. Comme la naissance, la mort, l’amour, la joie, le lever du soleil, le paysage agréable... notre démarche était et reste gratuite. Mais il est normal que de plus en plus de personnens gagnent, à l’avenir, leur vie en fabriquant des capteurs solaires, des éoliennes, des installations photovoltaiques, des installations de cogénération, des isolants, etc.... Car nous ne voulons pas uniquement savoir dire NON. Notre rôle est aussi de proposer autre chose à la place. Ainsi, par exemple, des turbines à gaz remplaceraient avantageusement les réacteurs de Tchernobyl, même si FRAMATÔME, SIEMENS, ELECTRICITÉ DE FRANCE veulent absolument vous rendre de nouveaux réacteurs nucléaires. Ne soyez pas dupes: TOUT CE QUI BRILLE A L’OUEST N’EST PAS OR! Si l’on attend d’être payé pour sauver la branche sur laquelle on est assis, cela ira très mal.

Ah, j’allais oublier! Un jour, un professeur d’histoire et homme politique d’Alsace a publié un article de journal, où il disait que nous, les antinucléaires, étions payés par le KGB. Nous lui avons intenté un procès en diffamation... et avons gagné.

Un des principes de nos luttes a toujours été la non-violence. Pourquoi? D’abord parce que nos adversaires ont plus de moyens pour être vraiment violents. Ils envoient d’autres pour exécuter la sale besogne. Ensuite parce que nous pensons que la violence ne transforme pas les humains. Si nous sommes violents, nous fournissons à l’adversaire toutes les justifications pour l’être encore plus que nous. Par contre, si nous choisissons l’autre voie, nous lui offrons l’occasion de réfléchir et de se transformer ou, s’il persiste, de révéler publiquement son vrai visage d’injustice et de perdre peu à peu la sympathie des gens. Le Ministre-Président de Baden-Württemberg, Hans Filbinger, à travers l’affaire de Wyhl, en a fait l’expérience. Ses mensonges et sa violence policière lui ont brisé la nuque. Il n’a pas voulu se transformer.

La démarche non-violente exclut cependant la naïveté et la mollesse; au contraire, elle fait appel à la finesse d’analyse, à la créativité , à la mobilité, à la psychologie, au courage lucide, à l’esprit de solidarité. Il n’est pas interdit d’exploiter la force de l’adversaire pour éventuellement arriver à la neutraliser. La recherche du dialogue est toujours conseillée. On a intérêt à ménager une porte de sortie à l’adversaire. Notre but n’a pas à être la haine mais la vérité et la justice. La juste colère a sa place dans un tel processus, car la seule froide raison ne peut pas faire franchir à tout le monde le fossé qui existe entre la pensée et l’acte. Mais cette colère doit rester maîtresse d’elle-même et ne jamais oublier le but ultime. On peut dire également que plus le nombre de participants actifs est grand, moins il est aisé pour l’adversaire de passer outre au mouvement. Enfin, la pratique a révélé qu’il vaut toujours mieux avancer sur deux ou plusieurs voies (information, dialogue, actions directes, occupation, procès, participation à des élections, etc. ...) que sur une seule, car l’adversaire cherchera toujours à nous contrer ou à nous contourner.

Je m’arrête là. Et pourtant le vécu a été à la fois bien plus astreignant et bien plus riche que ce que j’ai pu essayer de vous faire entrevoir à travers mon exposé.

Je vous remercie de votre attention.

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N12 / 1998

20

2001