Andriï Pavlychyn
Les perspectives dune compréhension à la frontière polono-ukrainienne
© Andriï Pawlyschyn, 1998
Après avoir analysé, depuis quelques années, les différents aspects des relations
ukraino-polonaises, aussi bien dans le passé que dans le présent, nous sommes
en mesure de tirer quelques conclusions concernant les perspectives dune compréhension
mutuelle. A ce propos je précise que, de par ma formation d historien et la
manière de penser qui lui est propre, la rédaction dune analyse globale sest
avérée une tâche particulièrement compliquée, qui explique les lacunes formelles
et rédactionnelles, dont cet essai pourrait souffrir.
On sait que les zones frontalières sont non seulement le lieu de croisement
de cultures et de dialogues entre les pays, mais aussi le symbole dune délimitation
des éléments créatifs qui, grâce à leffet de certains mécanismes psychologiques,
semble donner un sens à un grand nombre de représentations, dillusions et de
vains espoirs propres à lêtre humain, capable ainsi de le rassurer. La zone
frontalière porte également le poids des souvenirs de conflits historiques et
de stéréotypes refoulés, qui renaissent dans la conscience collective dans certaines
situations et trouvent dans le cadre dun contexte concret toute leur signification.
Les démons de la haine peuvent sommeiller au plus profond de linconscient collectif
durant des décennies et véhiculer des préjugés dits positifs, tout autant inadéquates.
Remarques psychologiques
Au cours de nos derniers séminaires, nous avons analysé le fonctionnement du
stéréotype dans les relations ukraino-polonaises. Pour ce faire, nous avons
consulté des données ethnographiques, littéraires et historiques, en utilisant
principalement la psychanalyse ainsi que dautres méthodes comme instrument
détude. (Je tiens à remercier Y.Prokhazko et O.Kis pour leurs remarquables
contributions). Nous en sommes arrivés aux conclusions suivantes:
Le stéréotype vis à vis du Polonais existant dans la mentalité ukrainienne
peut être abordé comme une réaction compensatoire à nos propres déficiences
nationales, quelle soit consciente ou comme le plus souvent inconsciente, et
dautant plus accablante. En fait, si lon impute au Polonais des caractéristiques
soit-disant typiques telles que la perfidie et la trahison, cest en réaction
à labsence dun consensus dans notre société même; une réponse donc à notre
imprévoyance, notre manque de réflexion, notre disposition à lindividualisme
anarchique, à la spontanéité dans la prise de décisions, phénomènes qui sobservent
dans lhistoire de lUkraine. Lhostilité à légard de larrogance du seigneur
renvoie à notre manque de respect envers la légitimité et les structures hierarchiques
sociales et à la jalousie face à ceux qui au contraire disposent depuis longtemps
de leur propres institutions. On ne peut se défaire de ces stéréotypes, formés
au fil des siècles, qui constituent une partie de linconscient collectif et
qui sont profondément liés à nos mécanismes psychiques. Mais on peut en revanche
minimiser linfluence des stéréotypes négatifs par le développement de léducation
intellectuelle et émotionnelle, fixant des objectifs positifs dans différents
domaines de la vie sociale. Ma propre expérience prouve que cela est tout à
fait possible: depuis trois ans le groupe dAmnesty International de Lviv entretient
de très bonnes relations amicales avec celui de Varsovie et par son intermédiaire
avec dautres collègues polonais de Suwalki, Lódz et Gdansk, en organisant ensemble
de nombreuses manifestations.
Les jeunes deviennent de plus en plus compétents et on leur a proposé dorganiser
cette année des conférences sur lUkraine et son mouvement de défense des Droits
de lHomme dans les lycées de Varsovie. A notre tour, nous projetons dorganiser
cet automne des manifestations similaires à Lviv et dans dautres villes de
lUkraine. Je tiens à signaler tout de suite que pendant la décennie daprès-guerre
beaucoup de facteurs dun conflit possible ont été éliminés. Je préfère taire
laspect émotionnel de cet épisode, bien que nous regrettions lunivers disparu
des lemky, patrie spirituelle de nos ancêtres, qui ne pourra plus jamais évoluer
de la même manière quautrefois. Les deux seules possibilités offertes créer
une réserve pour les indigènes ou bien une construction artificielle de lidentité
locale, chère aux intellectuels ne sont pas mauvaises mais en aucun cas
naturelles.Quoi quil en soit, je laisserai de côté ses considérations émotionnelles
et me bornerai à constater ce fait en tant que théoricien, penché sur la carte,
tenant à la main quelques coupures de journaux, des bulletins statistiques et
des études de laboratoires sociologiques. La zone frontalière a donc été épurée
des deux côtés de la frontière de ses éléments ethniques étrangers. Ces représentants
ou porteurs du conflit des années 20 et 30 ont été dispersés un peu partout
dans le monde, dans lexile ou dans leurs Etats nationaux respectifs. Finalement,
le temps a fait son travail: ces personnes disparaissent peu à peu tandis que
la xénophobie inculquée aux jeunes générations cherche dautres images de lennemi,
se modifie. Dans des conditions favorables, cette mutation peut périr (au sens
figuré) dune manière tout à fait naturelle en tant que phénomène intellectuel
et psychologique.
Toute une série de causes politiques du conflit a aussi disparu, surtout dans
les années 80. Une génération d intellectuels polonais et ukrainiens, élevée
dans lesprit dopposition au régime totalitaire soviétique, avait pris depuis
longtemps conscience du caractère néfaste de cet antagonisme mutuel. Lorsque
dans les années 90 cette génération sest transformée en classe politique, porteuse
de lopinion publique, de très bonnes relations et une compréhension mutuelle
ont été établies au niveau officiel. A ce propos, jaimerais rappeler (puisque
cétait une bonne chose!) que lEtat polonais a été le premier au monde à reconnaître
lindépendance du jeune Etat ukrainien. Les rapports de bon voisinage ont été
confirmés par des accords fondés sur le Droit international assurant linviolabilité
des frontières actuelles et le renoncement aux revendications territoriales
réciproques. La réalité géopolitique est telle que les deux pays ont beaucoup
dintérêts à développer une coopération régionale, à la fois dans le domaine
de léconomie et de la défense. Le fait que la Pologne lexprime de manière
plus significative, ne permet pas dy voir un signe de notre faiblesse. Cest
plutôt une preuve de la haute compétence des fonctionnaires polonais à tous
les niveaux. En ce qui concerne lévaluation dune situation et la capacité
de modeler son développement, notre nomenclatura nagit pas avec une telle
efficacité.
Remarques conflictologiques
Un historien ukrainien, le docteur Y.Hrytsak, a observé il ny a pas longtemps
quaprès la lecture des journaux polonais et ukrainiens de la zone frontalière,
surtout la presse dexile des minorités de lépoque qui a une grande influence
sur les milieux de droite dans les deux pays, on peut avoir limpression que
la guerre polono-ukrainienne continue. Les disputes acharnées tournent actuellement
autour des questions suivantes:
Problèmes des villes de Lviv et de Przemysl: sont-elles polonaises ou ukrainiennes?
(en réalité, on peut parler du multiculturalisme de ces villes);
Problème concernant le sort des églises catholiques polonaises en Galicie,
et celui de la cathédrale de Przemysl gréco-catholique (les nationalistes polonais
nont même pas pris en considération les conseils du Pape) ;
Problème de lentretien des cimetières des soldats ukrainiens et polonais
péris lors des première et deuxième guerres mondiales (dun côté le Monument
aux Morts Polonais à Lviv, de lautre les tombes des combattants de lArmée
Ukrainienne de Galicie et de lArmée Insurrectionnelle Ukrainienne-lUPA);
Problème de linterprétation des épurations ethniques en Volynie et en Galicie
pendant la deuxième guerre mondiale et, après la guerre des déportations massives;
Problème concernant le sort de la bibliothèque dOssolenium et des oeuvres
dart ukrainiennes en Pologne.
Les dernières questions évoquées mindignent particulièrement, car elles sont
soulevées par des personnes instruites et cultivées qui devraient comprendre
que leurs actes sont déplorables et reconnaître le caractère mensonger de leurs
motivations. Comme vous avez pu le remarquer, la nature de ces conflits concerne
surtout linterprétation du passé historique. Il serait donc plus sensé de les
étudier dans le silence des bibliothèques et des archives avant de les brandir
dans le vacarme des manifestations sur les places publiques. La recrudescence
de ces discussions est caractéristique en période de campagne électorale, ce
qui témoigne du caractère imaginaire de ces conflits, utilisés selon la conjoncture.
Le manque de limage adéquate des relations ukraino-polonaises véhiculée dans
les médias ukrainiens est dû à labsence de moyens dinformation réellement
libres et de journalistes dun garabit international, susceptibles daborder
cette problématique de manière consciencieuse, sans adapter les faits à leurs
guises ou à la convenance des puissants.
En même temps, dautres facteurs de nature plutôt sociale, capables de compromettre
sérieusement lavenir des relations ukraino-polonaises, entrent depuis peu en
jeu. Actuellement on peut déjà constater une différence assez importante dans
le processus de transformation économique de ces pays voisins. Le niveau plus
élevé des revenus des Polonais est un facteur énorme de stimulation de léconomie
polonaise de même que du développement des infrastructures culturelles. La hausse
rapide de la prospérité des Polonais pourrait se révéler comme une bombe à retardement
dans les relations des deux peuples: une cause potentielle dun futur conflit
entre un Ouest (polonais) riche, meilleur et plus cultivé et un Est (ukrainien)
pauvre, exécutant son rôle de fournisseur en matières premières, main-doeuvre
et soldiers of fortune. Un avant-goût dune telle évolution nous est donné
dans la région frontalière. Une scène typique au moment du passage de la frontière:
Dans chaque train ou autobus arrêtés se trouvent des travailleurs immigrés,
nos compatriotes, qui sont soumis à des amendes excessives pour le moindre dépassement
du terme de leur permis de séjour en Pologne. Beaucoup dukrainiens, pour la
plupart originaires de la Galicie, sont employés en Pologne comme main-doeuvre
non-qualifiée ce qui correspond rarement aux statuts quils ont eu chez eux.
Ainsi, linstitutrice au chômage, qui ne touche plus de salaire depuis des années
dans son pays devient femme de ménage dans la maison dun nouveau riche polonais,
lingénieur qualifié mélange le mortier sur le chantier, le médecin travaille
comme saisonnier dans les champs. LEtat polonais exige de ces personnes quelles
respectent la loi, mais celle-ci savère trop sévère pour ces chercheurs demploi.
Les amendes et autres sanctions provoquent un mécontentement dirigé vers ceux
qui les ont données au nom de lEtat, ensuite cette hostilité est exprimée envers
lEtat lui-même ainsi quenvers toute sa population. Avec un peu dimagination
et une certaine expérience de la vie, on voit se dessiner ici comment un stéréotype
voit le jour.
La criminalité constitue également un grand problème social des deux côtés
de la frontière.
Il est bien connu que les bandits nont ni patrie, ni valeurs morales. Mais
il leur est commode de créer un contexte idéologique pour leurs activités,
particulièrement si elles englobent un business illégal à grande échelle,
un background construit autour des stéréotypes et des préjugés existants,
capables de détourner linterprétation de leurs actes. Il est bien évident que
ces criminels venant de lextérieur collaborent en partie avec les institutions
de la police, cest à dire avec les fonctionnaires corrompus du pays ou ils
travaillent. Cependant, cest contre le pays dorigine de ces criminels que
la société ressent une colère juste, mais cousue de fil blanc. La xénophobie
prend le même chemin confortable, comme par exemple celle ressentie envers les
réfugiés et les minorités nationales: dans leur milieu le pourcentage de criminels
nest pas beaucoup plus élevé que la moyenne nationale mais ils sont de prime
abord stigmatisés et se retrouvent par conséquent plus vite dans la ligne de
mire de lopinion publique en cas de conflit.
Remarques sociologiques
Les études sociologiques sur le statut du Polonais dans la perception ukrainienne
ont montré limpuissance des analyses de sondage surtout quand il sagit des
interrogés ukrainiens. Le sociologue connu Evguen Holovakha explique ce phénomène
dune manière très claire: selon la formulation de la question, le même ukrainien
peut se prononcer aussi bien pour le marché libre que pour la fixation des prix
par lEtat, pour la liberté de circulation que pour lenregistrement obligatoire
du domicile à la Police, pour lindépendance de lUkraine que pour le retour
de lancienne Union Soviétique prospère. En fait, sans trop savancer et au
regard de ces donnés sociologiques imprécises et incomplètes, on peut néanmoins
constater que les Polonais sont aussi bien placés sur léchelle de sympathie
accordée par les Ukrainiens que les Américains. Les Russes et les Biélorusses
obtiennent les meilleurs résultats, tandis que les Allemands, les Juifs, les
Roumains, les Tsiganes etc. font moins bonne figure.
Linterprétation de ce phénomène montre quaujourdhui lattitude envers la
Pologne actuelle et les Polonais renvoie aux convictions politiques des personnes
interrogées, à leur position vis à vis des réformes politiques et de la Russie
quils projettent sur leur voisin prodige: la Pologne est le symbole des succès
des réformes économiques et lantithèse de la Russie et de lUnion Soviétique.
Il est à noter que le niveau de xénophobie (aussi envers les Polonais) est le
plus bas en Galicie et le plus élevé en Crimée russifíée.
Le nivelage culturel dans le monde actuel a en bonne partie participé à détendre
les contradictions qui auraient pu résulter des différences culturelles. Cependant,
notamment dans la région frontalière ukraino-polonaise, il reste une exception
la religion. On avait pensé que léglise gréco-catholique et léglise romano-catholique,
deux grandes organisations, toutes deux soumises à lautorité du Pape, auraient
pu sentendre facilement. Elles sont au contraire bien plus touchées par le
poids des vieux conflits historiques refoulés et sont chacune perçues, à tort
dailleurs, comme Eglise nationale du pays. Un nombre considérable de scandales
et de malentendus dans les relations actuelles entre lUkraine et la Pologne
résulte de la concurrence absurde des deux communautés catholiques pour attirer
les fidèles, laquelle est liée aux jeux des hommes politiques de droite qui
nhésitent pas à jouer la carte de lorthodoxie religieuse. Pouvons-nous dès
à présent ou prochainement arriver à une réelle compréhension mutuelle et écarter
ainsi le danger dun futur conflit? A mon avis, ceci dépendra de deux ensembles
de facteurs.
Premièrement, la situation économique de lUkraine et de la Pologne ainsi
que la configuration générale de cet espace géopolitique dans le contexte européen.
Lespoir dun dialogue dégaux à égaux et de libres avec les libres risque
dêtre ajourné pour longtemps si lun des éléments est exclu de ce contexte,
si par exemple, lUkraine tombait sous linfluence de laigle russe bicéphale
tandis que la Pologne et ses voisins européens se protégeraient dun Est sauvage,
donc de nous, derrière le mur dor du paneuropéanisme. En revanche, un scénario
plus favorable aux relations polono-ukrainiennes verrait lUkraine considérée
comme partie intégrante de lensemble des pays de lEurope Centrale (ce qui
a fait lobjet de discussions lors de la dernière visite à Kiev des experts
avec Zbignew Brzezinski en tête), et une élite politique ukrainienne forte de
fonctionnaires et dhommes politiques, capables de mener à bien lévolution
de léconomie ukrainienne vers les mécanismes du marché et qui le feraient mieux
et plus vite que ceux en place actuellement.
Le deuxième ensemble de facteurs a autant dimportance. Je suis profondément
persuadé que la seule possibilité réelle dempêcher une nouvelle dégradation
de nos relations passe par la diffusion des informations sur nos deux pays respectifs,
une meilleure connaissance de lautre, une ouverture culturelle et un dialogue,
que les intellectuels avant tout devraient ouvrir. A lheure actuelle, tout
cela fait lamentablement défaut. La Pologne est pratiquement absente dans la
conscience culturelle de la plupart des Ukrainiens. Les manifestations culturelles
alibi et leur quelques participants ne pourront pas résoudre ce problème.
Un immense travail touchant toutes les couches de la société est nécessaire
ainsi quun changement positif de la législation. Il faudra du temps pour quon
puisse analyser sereinement lorigine et la nature des conflits. Il est évident
que cet ensemble de facteurs est étroitement lié aux facteurs politiques et
économiques mentionnés plus haut.
Traduction Halyna Snihur
|
20
2001
|