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Daniel Cohn-Bendit

quo vadis europa?

© Daniel Cohn-Bendit, 2000

L’Europe pourrait voir aujourd’hui se réaliser ce qui, voici 50 ans, était encore un rêve. Il est important de saisir cette chance dans une Europe dont l’union est actuellement plus ou moins mise en cause.

Si, effectivement, nous souhaitons voir l’Europe poursuivre ses efforts vers une union politique à part entière, en se refusant à n’être véritablement qu’un système administraif, s’il nous semble souhaitable que les peuples européens partagent ensemble une vision, nous devons alors, dès aujourd’hui, poser les jalons pour les 50 années à venir.

La construction européenne ne pourra alors que se poursuivre: au sein de l’Europe où le rôle de l’intégration s’affirmera, également vers l’extérieur grâce à l’accueil rapide des Etats de l’Est et de l’Europe centrale.

Ce processus exige que l’Europe réponde à certaines questions: sur son identité et son avenir, deux éléments indissociables l’un de l’autre et indissociables de la question de l’identité et de l’avenir des hommes en Europe. Tous les Européens: celui d’aujourd’hui, celui de demain, qu’il soit né en Europe ou qu’il y ait immigré, ainsi que ses descendants.

Qu’est-ce que l’Europe? Qui sont les Européens? L’Europe de l’an 2000 est une Europe qui commence tout juste à se percevoir en tant qu’unité. C’est une Europe qui, petit à petit, dépasse le concept d’unité géographique ou de mosaïque de nations concurrentes ou encore de zone de libre échange où la monnaie est, en partie, commune.

Pourquoi en est-il ainsi? Parce qu’il y a eu des effondrements historiques et que les Européens ont pu en tirer des leçons et se sont nourris de visions.

Le consensus des mères et des pères de l’Europe

Cela fait tout juste cinquante ans que les mères et les pères de l’Europe, partant de Schumann, Monet, Adenauer et de Gaspari, ont commencé à voir plus loin que l’Etat-nation, pour envisager un projet d’union européenne. Ils avaient vécu la Seconde Guerre Mondiale, dont l’Allemagne était sortie vaincue et écrasée. De même, les vieilles puissances européennes, comme l’Angleterre et la France, avaient pris conscience de leurs limites quant à leur influence sur l’ordre des choses; ce n’est qu’en s’alliant aux nouvelles grandes puissances, les Etats-Unis et l’Union soviétique, qu’elles avaient pu vaincre l’Allemagne nazie. Et qui plus est: le colonialisme touchait irrémédiablement à sa fin, ce qui entraînait la douloureuse perte du statut de puissance mondiale. Il ne leur restait plus qu’à se concentrer sur l’Europe, tout en constatant qu’il leur était désormais interdit de se poser en puissance suprême. C’est cette situation et l’écrasement de l’Allemagne qui sont à l’origine d’une évolution démocratique et égalitaire sur le vieux continent. C’est aussi de là qu’est née et s’est accomplie l’idée de l’Europe à travers un mouvement d’intégration – mouvement qui ne toucha tout d’abord que l’Europe de l’Ouest, dans ce continent fracturé.

La perte de pouvoir des anciennes puissances européennes, France et Allemagne, explique en particulier que ces dernières n’aient plus eu d’autre choix que le rapprochement ou la confrontation. La terrible expérience faite au cours des deux guerres mondiales qui se sont succédées en l’espace d’un demi-siècle ne pouvait que déboucher sur le projet suivant: garantir la paix à travers l’intégration – tout naturellement celle-ci commença dans le domaine économique.

Il y avait donc des intérêts communs évidents, mais il fallait définir un terrain où situer un point de ralliement pour les peuples européens, ennemis d’hier, une vision en quelque sorte pour donner corps à leur représentation de l’union, matière leur permettant de définir leurs points communs.

Forte de l’expérience de domination de l’Allemagne nazie et de l’Empire soviétique, cette Europe de l’Ouest de l’après-guerre choisit d’adopter une position anti-totalitaire.

Il en résulte que tout débat se référant à ces deux systèmes totalitaires court le risque de se voir reprocher – et ce en partie uniquement en raison de la comparaison – de relativiser cet autre phénomène totalitaire, ou bien même de nier sa singularité.

C’est bien là l’erreur. En effet, la description des deux systèmes totalitaires ne peut relativiser l’autre, dans la mesure où l’on cerne bien la nature propre à chacun d’eux, de même que la forme sous laquelle ils se traduisent concrètement.

Le paroxisme de l’horreur dénoncé dans la domination nazie, du jamais vécu dans l’histoire du monde, provient de ce que l’on ait tenté d’exterminer des peuples entiers au nom d’un projet approuvé et santionné par la société. Elle provient en outre de la crainte de voir se reproduire ce processus et ces convictions sous-jacentes. Par contre, en Union soviétique, les forces mises tout d’abord en œuvre pour lutter contre la pauvreté et l’inégalité sociale, dans un souci d’idéal moral, basculèrent brusquement dans un système d’oppression et de destruction, au sein d’une société dominée par des dénonciateurs et des persécuteurs.

Cependant, et en dépit de toutes ces différences qui les opposent, en dépit des caractères bien spécifiques de l’horreur et de leurs approches idéologiques, ces deux systèmes totalitaires étaient apparentés: négation de l’individu et de sa valeur, entrave à son épanouissement, subordination de chacun et prise en main de son avenir, au gré des dirigeants, dénonciation du système parlementaire et de la séparation démocratique des pouvoirs.

Quant aux unions nouvelles entre les pays (France, Benelux, Italie et Allemagne), elles s’accordaient sur la priorité à donner au respect de l’individu qui devait s’épanouir librement dans une société responsable et solidaire. Ce consensus pourrait être défini ainsi:

Nous, pays européens, défendons tous le principe de l’autodétermination des peuples et du droit de l’individu à disposer de lui-même, sur des fondements anti-totalitaires.

Ne perdons pas de vue ceci: la France et l’Allemagne – deux pays qui, en fait, n’avaient rien en commun, si ce n’est se faire la guerre – ont réussi à trouver un terrain d’entente pour élaborer leur avenir commun.

Cette première pierre posée par l’Union européenne alors en voie de construction était une sorte de vision qui exigeait de gros efforts de la part des hommes auxquels on demandait de comprendre les contradictions inhérentes à leurs plaies respectives, et de reconnaître que c’est ensemble – et uniquement ensemble – qu’ils pourraient en venir à bout.

Comme Albert Camus l’écrivait en 1944: “Vous dites Europe, mais vous pensez terre à soldats, grenier à blé, industries domestiquées, intelligence dirigée. (…) L’Europe est pour vous cet espace (…) où l’Allemagne joue une partie dont son seul destin est l’enjeu. Mais elle est pour nous cette terre de l’esprit où depuis vingt siècles se poursuit la plus étonnante aventure de l’esprit humain”. Et il doutait de la capacité de l’Allemagne à se distancer de cette position.

Cinquante années plus tard, Jorge Semprun devait parler d’une autre dimension des Allemands en Europe, dimension qui explique sans nul doute leurs convictions européennes actuelles “………”. Semprun conclut en affirmant: “….......”.

Il n’est guère important de savoir si telle est effectivement l’attitude des Allemands, des Français ou des Néerlandais, ou bien si un quelconque peuple européen a pris conscience de la chose.

Il est permis d’aller plus loin dans la pensée de Semprun: il faut que l’Europe tire les conséquences qui s’imposent de l’expérience des cinquante, cent et deux mille dernières années, pour pourvoir réaliser sa vision de paix et de justice. C’est là le seul moyen de trouver une véritable réponse aux questions que nous nous posons au sujet de notre avenir.

Une constitution pour une Europe unie

L’Union européenne comprend aujourd’hui 15 pays unis autour d’un projet de coopération économique et de paix, soucieux d’assurer dès maintenant à leurs citoyens la liberté de commerce, la sécurité à l’intérieur des frontières de l’Union de même qu’une multitude de droits.

Mais les choses doivent progresser et, pour être à la hauteur du rôle qu’elle joue dans l’histoire, l’Europe ne peut se contenter d’être une communauté commerciale réunissant des Etats aux énormes disparités sociales – en particulier ceux d’entre eux situés sur sa périphérie géographique. Si l’Europe souhaite continuer à assurer la paix, la justice sociale, la liberté, les droits du citoyen, l’équilibre écologique et la stabilité, elle doit alors non seulement accepter la venue de nouveaux pays européens, mais encore travailler à l’intégration de ses pays membres, de telle sorte qu’un retour en arrière soit impensable.

Pour ce faire l’Europe va devoir opter pour une constitution européenne. J’en suis intimement persuadé. Si l’Europe refuse de n’être que traités multilatéraux, si l’Europe tient à être une entité au service d’intérêts communs – à commencer par les questions de politique extérieure, de défense, d’économie, sans perdre de vue la nécessité d’élargir ces domaines – et si enfin l’Europe souhaite véritablement concrétiser une vision de la société, de la paix et d’entente entre les peuples, alors elle aura besoin de sa propre constitution.

Il me paraît important d’insister sur ce que je veux dire: je suis convaincu de ce qu’une constitution de cette nature ne peut pas mener à un renforcement de “l’eurocratisme”, mais qu’elle représente au contraire une condition nécessaire, ou même incontournable, au service d’une Europe des hommes et des cultures.

Une constitution européenne doit comporter deux aspects:

D’une part une entente entre les Européens sur l’orientation qu’ils souhaitent donner à leur vie communautaire. Un accord définissant les valeurs jugées fondamentales et porteuses de tout ce qui caractérise l’identité commune de l’Europe – allant des promesses de paix et d’unité économique formulées par les pères et mères de l’Europe, jusqu’à la garantie d’un Etat social. Cet accord serait en quelque sorte une grande charte, un cahier européen des valeurs fondamentales et des droits fondamentaux.

D’autre part l’Europe a besoin d’une idée directrice, d’un plan définissant le fonctionnement du projet. Car, croyez-moi, si nous ne changeons rien à la situation telle qu’elle se présente actuellement, à savoir principe de l’unanimité, rôle du Conseil de l’Europe, membres de la Commission et fonction du Parlement européen, nous nous engageons dans une voie sans issue. La structure actuelle ne permet même pas d’assurer les assises de l’Union actuelle, sans parler du projet de l’accueil de nouveaux pays. L’Europe est obligée d’organiser sa souveraineté, et pour ce faire elle doit définir la répartition des compétences institutionnelles.

L’Europe doit impérativement se consacrer à la mise sur pied de cette constitution européenne. Le projet pourrait être réalisé d’ici l’année 2005, tout juste avant l’accueil de nouveaux Etats membres. C’est absolument indispensable. En effet le fonctionnement de l’UE, déjà sérieusement mis en cause si l’on n’apporte pas d’aménagement structurel, n’est absolument pas en mesure d’assurer l’accueil de nouveaux Etats.

Les débats autour de la constitution permettraient d’aborder des sujets dépassant le cadre actuel de l’UE telle qu’elle se présente aujourd’hui. Si nous tenons à donner à la grande charte européenne un fondement valable, aussi solide et fouillé que possible, susceptible de défier les cinquante années à venir, il faudrait veiller à ce que les Etats candidats à L’UE participent aux débats sur les accords fondamentaux.

Toutes ces réflexions permettent de constater qu’il n’y pas de temps à perdre et qu’il est urgent de faire avancer les débats autour de la constitution.

Pour confirmer ce que j’ai exposé plus haut, l’Europe est bien plus qu’une simple région économique pacifique, l’Europe est aujourd’hui la représentation politique d’une coalition antitotalitaire de nations.

La Communauté Solidaire

De plus, contrairement à ce que l’on peut observer aux Etats-Unis par exemple, l’Europe a opté, elle, pour un consensus fondamental bien spécifique, à savoir la communauté; l’Etat, est responsable de chaque individu.

Le consensus fondamental des Etats-Unis se réfère lui aussi à des principes de liberté et d’antitotalitarisme. Mais il s’agit là d’une liberté trop libérale , que l’on pourrait qualifier de “dure”. Les Etats-Unis qui, d’un côté considèrent que l’épanouissement de chacun, dans un climat de chance égalitaire, est un bienfait absolu, sont d’autre part disposés à accepter une injustice flagrante parmi les citoyens, allant jusqu’à une pauvreté et une précarité extrêmes.

Il en est autrement en Europe. Il est possible que cette attitude remonte à l’histoire des luttes des classes, à l’expérience acquise par le passé, à la constatation que beaucoup doivent se battre pour espérer obtenir un certaine prospérité, et que par conséquent les acquis sociaux valent la peine d’être défendus. Dans l’esprit européen, l’égalité exige des systèmes sociaux pour tous ceux dont la personnalité ne réussit pas à s’épanouir de manière satisfaisante.

La démocratie sociale est le dénominateur commun des pays d’Europe, et la communauté solidaire est partie intégrante du caractère définissant l’Europe. Du cap Nord à la Sicile, avec bien sûr quelques variantes, et sous des terminologies différentes. N’oublions pas que cette valeur partagée par tous les pays d’Europe définit leur identité en même temps qu’elle renforce cette identité commune.

Elle doit impérativement être consignée dans une grande charte européenne, car elle représente un élément fort de la politique de l’Europe et se situe au-delà des limites du libre échange.

C’est ici que se dessine un compromis historique délicat opposant les nations de type étatique, comme l’Allemagne ou la France, aux nations se référant à la citoyenneté, comme le Royaume-Uni, où la notion de contrat prédomine. On devrait cependant pouvoir arriver à une entente, les nations de type étatique étant de plus en plus convaincues de l’aptitude de l’individu et des groupes sociaux à s’engager dans un contrat, alors que les nations à citoyenneté forte, comme l’Angleterre, sont de plus en convaincues de la nécessité de respecter les conventions internationales des droit de l’homme.

N’oublions pas qu’une grande charte européenne ne se contente pas d’introduire une convention, elle a également pour mission de stimuler les Européens en faveur du projet. Ces derniers sont invités à se prononcer au niveau des décisions prises par cette union qui se révèle entre-temps l’objet d’un certain scepticisme. Elle existe avant tout pour consolider la dimension politique de l’Europe, vision et simultanément projet.

Seule une union politique définie par le texte d’une constitution s’appuyant sur une Charte

des droits fondamentaux peut réussir à maîtriser les objectifs politiques visés.

L’Europe doit imposer les intérêts européens

Les événements historiques récents viennent de nous confirmer que, privée d’une dimension politique, l’Europe ne sera jamais assez puissante pour garantir toute seule liberté et paix sur son propre continent.

Les Européens et l’Europe elle-même ont dû en convenir au moment de la guerre en ex-Yougaslavie, constatation douloureuse, et tribut payé par de nombreux Européens qui y laissèrent la vie.

Dans cette guerre, l’Europe n’avait pas de poids politique. Comme les attitudes au sein de l’Europe divergeaient, il ne lui était pas possible d’intervenir pour différer le cours des choses ou bien stopper la guerre. Comme les intérêts divers des Etats européens ont rendu impossible la mise sur pied d’une prise de position européenne, il n’était naturellement pas question d’envisager une politique commune européenne. Des alliances conclues par le passé entre les nations, laissant des traces encore vivaces – liant la France à la Serbie, l’Allemagne à la Croatie – empêchèrent semble-t-il tout règlement politique du conflit.

Ce manque d’entente eut de très graves conséquences. En effet, en s’alliant finalement à la position allemande et reconnaissant l’indépendance de la Croatie, l’Europe perdit la seule chance possible d’espérer pouvoir trouver une solution au conflit des Balkans.

L’on n’avait pas tort d’accepter que les Croates proclament l’indépendance de leur Etat, en souhaitant se séparer de la Yougoslavie. Toute l’erreur provenait en fait de ce que l’on ait simultanément négligé de prendre en compte toute la dimension des problèmes très complexes des minorités. Tels que les frontières entre la Croatie, la Bosnie et la Serbie, également la situation de la République de Krajina, enclave serbe en Croatie, aux prises avec des tensions ethniques diverses, ou bien encore le danger encouru par les Albanais installés au Kosovo sur un sol serbe. Il aurait fallu se pencher avec plus d’attention sur tous ces points des plus sensibles.

On a a eu raison de décliner les prétentions ethniques de la nation serbe, par contre, on a eu tort d’accepter celles de la Croatie.

L’Europe aurait dû exiger des garanties juridiques sérieuses en faveur des minorités ethniques, ce qui leur aurait épargné de vivre le sort de populations déplacées, contraintes à la fuite. Il est permis de penser qu’ainsi la guerre qui suivit aurait pu être évitée, tout au moins sans doute le cauchemar de Srebrenica.

L’Europe aurait dû constater le bien-fondé de la constitution d’un nouvel Etat, avant de reconnaître sa création.

L’Europe aurait dû comprendre l’existence d’une souveraineté ethnique, au delà d’une souveraineté nationale, tolérant un engagement au nom du bien-être des hommes, indépendamment des frontières nationales.

La leçon à retenir de tout ceci est plutôt amère, mais d’autant plus importante: les intérêts de

l’Europe ont priorité devant les intérêts réunis des autres Etats. Concrétiser l’idée de grande charte ou de tout autre document définissant les objectifs communs que s’est fixés l’UE, serait un moyen permettant d’affirmer d’emblée la dimension politique de l’Europe. Obligée de réfléchir sur sa raison d’être, l’Europe se dégagerait du cadre étroit des préoccupations administratives.

En confiant à Javier Solana la représentation de ses intérêts en matière de sécurité et de politique extérieure, l’UE a accompli un geste symbolique, malheureusement inopportun: un représentant de l’Europe doit s’appuyer sur sa propre légitimité européenne et pour ce faire être membre de la Commision – il ne lui suffit pas d’être mis en place par les gouvernements européens.

L’Europe a besoin d’institutions au caractère démocratique reconnu

Le ministre allemand des Affaires étrangères a prononcé à Berlin, à l’université Humboldt, un discours fort justement remarqué, à l’occasion duquel il évoquait la deuxième exigence devant être remplie par la constitution européenne, outre la mise sur pied de la grande charte européenne: pour pouvoir fonctionner, l’Europe doit non seulement penser à s’élargir, mais également envisager une indispensable réforme de ses structures.

Le bon fonctionnement de l’Europe des 15 est aujourd’hui déjà compromis: le principe de l’unanimité freine toute progression et le pouvoir exécutif européen doit avoir plus de poids que la bureaucratie administrative au service d’intérêts nationaux, le pouvoir exécutif doit être le moteur politique de l’Europe.

Pour ce faire, il faut que le Conseil de l’Europe ne soit plus lié aux pouvoirs gouvernementaux, pouvoirs à transférer à une Commission répondant aux critères démocratiques. Le Parlement contrôle la Commission et la Cour de justice européenne garantit le respect du droit européen. Les débats auxquels l’Europe fera participer son peuple concerneront la répartition des pouvoirs et la légitimité démocratique.

L’Europe a un besoin urgent de débattre la question de la constitution. L’idée a été lancée par Joschka Fischer et il s’agit maintenant de la poursuivre.

Permettez-moi de vous dire comment l’Europe peut aller de l’avant, comment elle peut éviter de se scléroser et quelles sont ses véritables chances.

J’ai pensé au modèle suivant:

Le pouvoir législatif européen est assuré par deux Chambres. La première, le Parlement européen, est élue directement par le peuple européen. La compétence législative de ce Parlement se présente de telle sorte que toutes les questions touchant aux intérêts de l’Europe y sont débattues et tranchées. Mais pas plus. Autrement dit, le principe de la subsidiarité est respecté à la lettre et tout ce qui ne s’inscrit pas dans le cadre de la compétence européenne est du ressort des parlements nationaux ou régionaux. Cette distinction doit être respectée sans exception.

Comme l’expérience nous permet de le constater, les hommes politique ont la fâcheuse tendance à dépasser le cadre de leurs compétences; il est par conséquent indispensable de les contrôler. Une deuxième Chambre doit, me semble-t-il, pouvoir assurer ce contrôle, en garantissant en quelque sorte le principe de la subsidiarité. Le peuple n’élit pas directement cette seconde Chambre dont les membres sont choisis parmi les représentants des parlements nationaux et régionaux. Conformément au modèle du Sénat américain, la représentation de cette deuxième Chambre serait de type paritaire et non proportionnel. Elle aurait pour mission de représenter les intérêts des divers Etats.

Comprenons bien que ce ne sont pas les gouvernements qui sont représentés aux Parlements, qu’il s’agisse de la première ou de la deuxième Chambre, mais que nous avons affaire exclusivement à des parlementaires élus par le peuple. Situation qui non seulement renforce leur légitimité démocratique, mais reconsolide également l’identification des hommes avec leurs représentants. Il est urgent que, dans l’Europe de demain, les hommes puissent s’identifier plus fortement à leurs institutions et se posent des questions à leur sujet.

La Cour de justice européenne doit, en sa qualité de dépositaire du pouvoir judiciaire et gardien de la Constitution européenne, pouvoir affirmer sa position de garant de l’ensemble de la construction de l’UE. Elle doit en particulier veiller au maintien de la compétence constitutionnelle au niveau des rapports entre les assemblées, également vis-à-vis des citoyens.

Le gouvernement à choisir pour l’Europe

La forme de gouvernement adoptée sera un élément important dans l’Europe de demain.

Le gouvernement européen ne tiendra plus compte des intérêts nationaux des divers Etats membres. Il se consacrera exclusivement aux intérêts européens. L’exemple de la guerre en Bosnie m’avait permis d’évoquer les conséquences de l’assujetissement de l’Europe aux schémas nationaux: son inévitable chute.

C’est là que réside toute la différence avec l’Europe d’aujourd’hui. En effet le Conseil de l’Europe qui est aujourd’hui de fait le gouvernement de l’UE, n’est qu’un organe représentant les divers intérêts nationaux, et il s’en tient là.

Il est composé de membres du gouvernement anglais, allemand, italien et français, dont l’objectif premier est de gagner les prochaines élections et de prouver aux électeurs de leur pays qu’ils sont bien maîtres de la question européenne. Prenons un exemple: des décisions complexes et source de contrarité – comme c’est le cas en matière de politique agricole – sont prises au sein du Conseil. Chacun retourne chez soi et les citoyennes et les citoyens entendent dire que “Bruxelles” vient encore une fois de prendre des décisions irraisonnées. “Bruxelles” est cette chose abstraite, cette incarnation de l’“eurocratisme”, cette dimension insondable de l’Europe. Ce n’est pas sur de telles bases que l’on peut espérer développer une politique européenne et des intérêts européens.

Une Commission au pouvoir renforcé, assumant la fonction de gouvernement européen, doit par conséquent remplacer le Conseil. Cette Commission devrait véritablement pouvoir penser européen. Elle devrait pouvoir se détacher de cette politique au service de chaque État, pour devenir un organe fort, au service de l’Europe.

Cette évolution exige l’introduction de réformes décisives: Il ne faudrait plus que les Commissaires soient délégués par les gouvernements. Le seul fait d’être nommé ne devrait pas constituer une légitimité suffisante et ils auraient besoin désormais d’une véritable légitimation démocratique.

En effet la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui les soumet à un dilemme comparable à celui observé au sein du Conseil: ils sont trop sous le dictat des intérêts nationaux et insufisamment légitimés et reconnus par le peuple européen.

Faisons un petit retour sur les présidents qui se sont succédés à la Commission. Combien d’entre eux auraient, selon vous, obtenu ce mandat par vote direct ? Tout ce remue-ménage indigne autour de leur désignation respective ne favorise pas l’accueil que les Européens leur réservent et ne contribue pas à renforcer leur légitimité. Il ne résulte pas non plus de tout ceci que les présidents de la Commission réussissent à avoir le dernier mot dans un conflit avec des gouvernements nationaux. Cependant, il faudra bien en arriver à ce résultat, si l’on souhaite que l’Europe arrive à s’affirmer vis-à-vis de ceux-ci.

Je propose par conséquent d’introduire une réforme radicale de la Commission, qui devrait avoir pour mission, d’un part de consolider le pouvoir du gouvernement de l’UE, et d’autre part de se conformer aux intérêts de l’Europe. Ce gouvernement européen doit également renoncer à exercer une domination administrative, pour remplir une fonction politique.

Une telle Un Gouvernement puissant et actif agissant non sous le dictat des intérêts européens, mais compte tenu de leurs exigences, et se situant au même niveau que les gouvernement nationaux ou au dessus de ces derniers, doit nécessairement obtenir de la part du peuple confirmation de sa raison d’être.

“Ladies and Gentlemen: The President of the United States of Europe”

Deux voies devraient, me semble-t-il, permettre d’en arriver là:

Premièrement le vote direct du président de la Commission, consécutif au vote d’un collège électoral dans les Etats-membres respectifs ou bien, deuxièmement, un scrutin européen.

Dans ce contexte, le modèle des Etats-Unis mérite que l’on s’y attarde: le président y est légitimé de manière démocratique, il ne prend pas de décision concernant les affaires des Etats, tout en s’affirmant vis-à-vis de ceux-ci en matière de politique étrangère, de sécurité, d’environnement et de politique sociale.

Certains collèges électoraux élisent le président des Etats-Unis, au moment des élections présidentielles. Leur nombre est déterminé en fonction de chaque Etat. Si l’on souhaitait adapter ce système aux conditions européennes, il faudrait organiser dans chaque Etat-membre un premier tour de vote pour l’élection du collège électoral. Au second tour, celui-ci élirait le président de l’Europe.

Quant aux second modèle évoqué plus haut, il se présenterait ainsi: parallèlement au scrutin traditionnel de listes nationales (concernant la répartition des 600 sièges du Parlement européen) l’on prévoirait une deuxième voix: pour le président.

Cette deuxième voix est donnée à des listes électorales européennes unitaires et par conséquent transnationales. Dans l’une de ces listes les conservateurs auraient choisi un leader, qui pourrait être – et pour ne fâcher personne, choisissons parmi ces politiques un homme du passé européen – Helmut Kohl, par exemple. Pour les sociaux-démocrates, peut-être Felipe Gonzalez. Pour les Verts … bon, vous l’avez déjà deviné.

L’ensemble du peuple européen voterait, pour, d’une part, choisir la composition du Parlement, et d’autre part, grâce aux listes européennes, le Président de l’UE . En effet, le candidat de tête de la liste élue devient Président de l’UE.

Il faudrait alors que le Président, après avoir consulté le Conseil, réunisse son gouvernement, pouvoir exécutif, autrement dit la Commission, et propose ce choix au Parlement européen, lequel le confirmerait.

Référendum: drame et démocratie

Cette démarche renforcerait dans un premier temps les structures européennes vis-à-vis des structures nationales. Ensuite elle créerait la tension dont la politique européenne a besoin, puisqu’en effet la population aurait sa part de responsabilité dans la composition des institutions européennes qui, en contre-partie, gagneraient en légitimité. Les citoyens feraient de l’Europe un sujet de conversation détaché des intérêts nationaux, vu uniquement sous l’angle de sa dimension européenne.

Pour moi il va de soi qu’une telle constitution et ce nouveau concept en matière de politique européenne réservent aux institutions et parlements régionaux des droits spécifiques. Je pense en particulier au droit d’initiative parlementaire accordé aux citoyens européens, sous forme de référendum.

Il est primordial de veiller à ce que la nouvelle constitution fasse l’objet de débats dans tous les pays membres et donne lieu à un plébicite. Je pense à une véritable consultation populaire et non à un vote au sein du parlement, puisqu’en effet l’Europe ne peut évoluer que si les peuples l’adoptent vraiment. Ainsi, les peuples européens seraient en mesure de prendre leur avenir en main.

Supposons qu’un pays rejette cette constitution, il doit alors se retirer. Conséquence triste peu-être, mais incontournable, l’Europe n’étant pas le modèle d’un système prédisposé à violer l’autonomie des peuples.

Ce référendum donnerait non seulement du sens à la situation, mais de plus il permettrait à l’ensemble de la collectvité européenne de faire un grand pas en avant. Ne perdons pas de vue que cet aspect de mise en scène politique des décisions européennes et des votes conditionne l’éclosion d’un peuple européen et que c’est là où se situe l’impératif nécessaire au fonctionnement de la démocratie européenne.

Il s’agit de prendre dès aujourd’hui les initiatives qui s’imposent pour atteindre cette Europe forte et unie. J’avais déjà eu l’occasion de souligner que cette réforme interne devrait être achevée assez tôt pour permettre l’accueil de nouveaux membres, soit d’ici l’année 2005, afin que l’Europe soit capable de faire face à ses tâches.

Des idées telles que celles qui ont été lancées récemment par le Commissaire Verheugen, compétent en matière d’élargissement de l’UE, ont pour effet non seulement de freiner toute évolution, mais encore d’entretenir un climat absurde, tremplin on ne peut plus favorable à l’éclosion de rancoeurs dangereuses. Les applaudissements qui suivirent, en provenance comme par hasard de l’Autriche, n’on fait que rapidement confirmer ces craintes. La concertation telle qu’elle a été évoquée, au niveau de l’accueil de nouveaux membres, est en contradiction avec l’idée de cette communauté solidaire que se veut être l’Europe. Tout ceci va en l’encontre de l’idée de démocratie directe.

Le noyau de l’Europe, c’est quoi au juste?

Constatons combien ce type de progression est lent en Europe. Bien que l’on ait depuis longtemps compris la nécessité de réformer les structures, trop peu de choses ont été faites et les aménagements s’avèrent lents et pesants. Le processus d’intégration a besoin d’une nouvelle dynamique, et l’on est en droit de se demander qui, en fin de compte, prendra part à ce processus.

 La réponse est évidente: tous les membres de l’UE, à condition qu’ils le souhaitent. Etant donné le contexte historique, ce sont les pays du Benelux, la France, l’Italie et l’Allemagne qui viennent immédiatement à l’esprit, tandis que l’on imagine le mal qu’aura la Grande Bretagne à accepter ce développement. Une telle attitude provient peut-être du caractère insulaire du pays – qui expliquerait l’euroscepticisme des Britanniques face à l’Europe – elle est également ancrée dans la conception historique que l’on y a de la société. Le Royaume-Uni n’a pas de constitution et il s’en passe bien.

Mais il faudra bien, en fin de compte, envisager de remodeler l’Europe sans l’aide des Britanniques. Et si ces derniers ne souhaitent pas, dans un premier temps, prendre part au travail, il faudra le commencer sans eux. Et, dans ces conditions, je ne me pose plus de question au sujet du noyau de l’Europe. Parce que – en me réfèrant ici à l’expérience acquise au cours de mes nombreuses années d’action politique – effectivement, une initiative ne peut jamais obtenir, d’emblée, l’assentiment de tous. Ce qui n’empêche pas que beaucoup s’y rallient, tôt ou tard. La Grand-Bretagne fera sans doute partie de ce groupe, le jour où nous aurons réussi à surmonter les différences politico-culturelles entre les sociétés des Etats et les sociétés des citoyens.

Ce qui me paraît important, ce n’est pas qu’il s’agisse ou non du noyau de l’Europe, mais

simplement du droit de participer activement à l’amélioration de l’Europe, et ce dès aujourd’hui. Toutefois, il faut absolument une constitution europénne qui prévoit des décisions à l’unanimité.

L’Ethique de la Souveraineté

Il est effectivement absolument nécessaire que les décisions puissent être prises à la majorité, si l’on tient à troquer la politique d’intérêts et ses dilemmes au profit d’une politique à dimension européenne.

Il ne faut pas craindre ici la perte d’une souveraineté nationale. Bien au contraire. C’est en affirmant une souveraineté européenne s’appuyant sur des valeurs communes, que l’on peut espérer progresser vers un niveau de souveraineté nouveau et supérieur. Si la politique européenne se construit sur un fondement éthique tel que le définit la grande charte européenne, l’évolution de la souveraineté nationale est déjà chose assurée.

La souveraineté européenne sera une souveraineté éthique, au service d’idéaux, fondements même de l’union européenne. A savoir la mise sur pied en Europe d’une société sociale, anti-totalitaire et écologique.

Une Europe figée dans ses structures tournerait le dos aux mouvements néo-libéraux du moment. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’économie de marché, mais la prédominance du marché et de ses lois.

La nouvelle souveraineté européenne part de l’hypothèse que nous réussirons à obtenir l’intervention du secteur public, d’une part, et que nous serons en outre en mesure de le modeler et de le contrôler. Ce n’est qu’en réussissant à faire des intérêts publics européens un sujet politique d’intervention publique, que l’on peut espérer canaliser la bureaucratie européenne en crise de croissance.

Soyons bien clair, afin d’éviter tout malentendu. Il n’est pas question de supprimer la souveraineté nationale, mais en fait de l’élargir. Il n’en demeure pas moins que la souveraineté nationale a ses limites. Lorsque, dans un pays, un groupe risque d’être exterminé, c’est alors que doit intervenir une souveraineté éthique supérieure, qui a non seulement le droit mais le devoir de s’interposer face à cette tyrannie résultant de la politique interne du pays.

Un tel consensus nourri de souveraineté éthique, permettrait alors à une Europe ainsi conçue d’intervenir dans des conflits tels que celui de la Yougoslavie, dans un mouvement uni, dans un souci d’apaisement, et surtout avant qu’il ne soit trop tard.

Mais allons plus loin. Il faut absolument que l’aide au Tiers monde par exemple soit désormais pensée en harmonie avec ce consensus et ses critères, loin des exigences des intérêts nationaux.

La dimension “éthique” de la souveraineté européenne permet d’envisager de se fixer de tels objectifs et de faire en sorte de les réaliser, tant en Europe qu’en Afrique par exemple.

Il est utile de constater que les Etas européens – qu’ils soient grands ou petits – sont de moins en moins en mesure de défendre seuls leur souveraineté nationale. C’est à l’Europe que revient la tâche d’assurer à tous le maintien de leur souveraineté – au nom de la souveraineté européenne – quels que soient les domaines politiques concernés, comme par exemple la sécurité, la monnaie, l’environnement, dans certains cas parfois le social.

Orientation socio-écologique de la mondialisation

J’aimerais aborder ce phénomène mondial en pleine croissance qu’est la mondialisation. C’est justement face à ce phénomène inéluctable de globalisation de l’économie de marché, qu’il est urgent de reconsidérer le rôle de l’Europe dans une dimension mondiale. Je crois pouvoir affirmer que l’Europe – autrement dit l’UE – est seule à présenter les critères et la force politique permettant d’intervenir pour structurer et canaliser ce mouvement. Ce dont il s’agit ici, c’est en effet de donner une forme socio-écologique à la mondialisation.

Il va de soi qu’il faut réglementer le marché mondial, contrôler les transactions financières à échelle mondiale, et ouvrir les marchés aux pays en développement. Nous disposons maintenant de conventions internationales pour la protection du climat. Rio, Kyoto et la Haye marquent les étapes de cette nouveauté mondiale. Nous disposons également de conventions internationales pour la protection de la main d’œuvre, pour assurer l’égalité des sexes et protéger les enfants. Il faut les intégrer toutes dans les accords de la Conférence du commerce internationale (WTO) pour réguler le marché mondial. C’est pourquoi il est important que l’UE présente ses objectifs sociaux et écologiques au moment des négociations de la WTO, laquelle courrait sans quoi le risque de se réduire à un organe au service des grands groupes. Les manifestations à impact mondial – comme par exemple à Seattle – contre la WTO, et la peur de la mondialisation avec ses conséquences d’injustice, sont là pour nous tenir en éveil. Assurer un commerce mondial socialement et écologiquement équitable, c’est bien là l’impératif du jour et l’Europe doit se fixer cet objectif. Il me paraît ici utile d’aborder des sujets se référant à la pratique fair-play du commerce et des fonds d’investissement de la part d’entreprises décidées à respecter l’avenir dans sa dimension écologique et sociale; se référant également au ménagement des ressources et aux programmes visant à la protection des climats.

Je souhaiterais ajouter ceci. Qui a dit que nous devons régler en dollars nos factures d’énergie, notre besoin en pétrole et en gaz naturel ? L’UE serait-elle politiquement trop faible pour nous assurer dans le monde un poids économique tel que nous ne puissions imposer à nos partenaires l’euro comme moyen de paiement, à la place du dollar? Etant de toutes façons dans l’obligation d’apporter un soutien financer à la Russie, nous pourrions payer en euro le gaz et le pétrole que nous lui achetons. Nous pourrions agir de même pour l’Algérie et l’Iran, dans le cadre des contrats de coopération et accords d’association qui se succèdent.

Seule une Europe déterminée, sûre de sa force politique, sachant se choisir des structures adéquates, pourra, à long terme, subsister face à la prédominance culturelle et politique des Etats-Unis.

Fonds de pension, capitaux flottants et spéculateurs, tous vont vers le pôle supposé être dominant. Il faut se dégager de ces idées toutes faites qui subordonnent aux Etats-Unis tout ce qui est politique, économique et culturel. Nous devons nous donner les moyens de devenir un partenaire à part entière.

A l’échelle mondiale, la démocratie s’appuie d’un part sur un tissu juridique qui est en passe d’envahir le globe – prenons pour exemple la nouvelle Cour pénale internationale de la Haye – et d’autre part sur l’intégration des marchés mondiaux dans un système de liens égalitaires, sociaux et écologiques d’où a été écartée toute prétention de domination.

Les frontières de l’Europe

Nous touchons là à un aspect central des choses. Quels pays pourront bien faire partie de l’Europe, si l’on considère que tout le monde est en droit de revendiquer les valeurs définies plus haut, et qu’il faut de plus poursuivre l’intégration de l’Europe et son expansion ?

Si le poids de l’Europe s’affirme, si elle définit bien son caractère identitaire, elle en arrivera indubitablement à se poser quelques questions sur le problème de son expansion. L’histoire nous avait simplifié les choses: l’Europe s’étendait de l’Atlandique au rideau de fer et, en sa qualité de membre de l’OTAN, la Turquie devait également en faire partie. Cette délimitation a perdu toute logique après la chute de l’Empire soviétique. Il convient effectivement de redéfinir les frontières de l’Europe. Dès demain nous allons accueillir des pays de l’Europe de l’Est et de l’Europe centrale. Les négociations pour l’adhésion de ces pays s’achèveront dans les années à venir et ceux-ci seront bientôt membres de l’UE. Et après ? Qu’adviendra-t-il de la Roumanie, de la Moldavie, de l’Ukraine et de la Biélorussie ?

Ces pays – à l’exception de la Russie qui couvre toute l’Asie – font géographiquement et culturellement parlant, partie de l’Europe. Mais un tel critère suffirait-il à définir les frontières extérieures de l’Europe ? Il me semble que non. Derrière l’Europe se cache en plus une entité politique forte et la mission de garantir la stabilité géographique.

Le souci de réussite de l’intégration des pays de l‘UE explique que l’on doive exclure l’adhésion de la Russie. La Russie est trop grande pour l’Europe, qui serait dépassée par ses problèmes, sa complexité et ses dimensions extravagantes. L’intégration de la Russie représenterait un danger au niveau du fonctionnement des institutions européennes. De plus les prétentions géopolitiques de la Russie rendent impossible son intégration dans la fédération politique. C’est la raison pour laquelle l’on verra se former d’autres sous-systèmes en plus de l’Europe. La Russie pourrait être le centre de l’un d’entre eux. Autour de la Méditerranée apparaîtront également d’autres sous-systèmes.

Je le dis et j’insiste, il faut que la Russie puisse exister à côté de l’UE. Il faut l’aider à se lancer avec les pays de l’ancienne union (CEI) – dont les handicaps sont comparables – dans un processus d’intégration semblable  à celui de l’UE. Ne perdons cependant pas de vue, comme souligné plus haut, que l’on ne peut envisager une adhésion à l’UE – son semblant de puissance et sa taille ferait basculer l’équilibre européen.

Communication entre les sous-systèmes

De tout ceci ressort que l’Ukraine et la Biolorussie doivent actuellement se tenir à l’écart de l’intégration européenne, afin que la Russie ne se trouve pas complètement isolée. Il faut au contraire, comme déjà indiqué, aider ces pays à mettre sur pied une entité propre, en coopération avec la Russie et d’autres anciennes républiques soviétiques. Il faut les aider à assurer à l’Europe centrale et orientale une garantie de stabilité, afin que dans ces régions règnent la paix et la sécurité.

Il me semble que l’on devrait pouvoir utiliser ce modèle dans d’autres régions du monde où l’on constituerait des unités intégrées – dans un souci d’harmonie économique et politique – qui définiraient leurs intérêts communs et s’entraideraient. Concernant le Bassin Méditerranéen, les pays du Maghreb et toute la partie Est, devraient pouvoir former avec Israel un autre sous-systeme. Il faudrait les aider, de même que, par exemple en Afrique occidentale, en soutenant l’intégration de la zone CFA avec le Ghana et le Nigeria.

La théorie exposée ici sur la cohabitation de grands sous-systèmes, ne peut être mise en pratique que si nous ne construisons pas de murs le long de nos frontières, mais au contraire nous ouvrons au commerce frontalier de quelqu’envergure qu’il soit.

Les intérêts nationaux pourraient ainsi passer au second plan, ce qui donnerait plus de force aux souverainetés éthiques et aux caractéristiques régionales. Ce concept serait particulièrement bénéfique à l’Afrique. L’on pourrait enfin se débarrasesr des frontières fixées à l’époque coloniale et affirmer la diversité des identités culturelles, tout en réussissant à mieux maîtriser les conflits régionaux.

La Turquie: Bagdad ou Barcelone

Pour la Turquie, un tel processus serait certainement problématique, mais il apporterait en même temps une certaine clarté. Dans le cadre de l’intégration européenne, il faudra que l’Europe respecte sa promesse historique vis-à-vis de la Turquie, à savoir son appartenance à l’Europe. Mais la question à poser est cependant, êtes-vous disposés à partager cette intégration, sachant que, conformément aux valeurs défendues par l’Europe, le respect des droits de l’homme est une obligation absolue ? C’est uniquement en repondant par un “oui” sans condition que l’adhésion de la Turquie pourrait être envisagée. Nous ne pouvons voir là qu’une tentative de solution, dont l’issue est incertaine.

J’imagine l’ambivalence des citoyens turcs qui se demanderaient, mais pourquoi l’Europe ? Pourquoi ne serait-il pas possible d’envisager plutôt pour la Turquie, une union avec l’Est du Bassin Méditerranéen, autrement dit former une union politique comprenant la Turquie, la Jordanie, Israel, la Syrie et l’Egypte ? Une telle union devrait pouvoir se réaliser en l’espace d’une cinquante d’années et elle changerait tout dans les relations avec le Caucase et la Russie.

Tant en ce qui concerne l’UE que la Turquie, le fait que la candidature ait été souhaitée, ne peut être confondu avec une décision à son sujet. Il faudrait que les parties concernées en parlent ouvertement. Cette candidature représente, ne l’oublions pas, une chance historique à saisir pour introduire une stabilité politique dans tout le Bassin Méditerranéen.

C’est pourquoi la Turquie est en droit d’hésiter entre Bagdad et Barcelone. Les deux voies sont possibles, toutes deux présentent des opportunités favorables et des possibilités.

Pour la Turquie, Barcelone balayerait le fondamentalisme traditionnel kémaliste. Il faudrait que le pays accepte la décentralisation régionale, y compris un renforcement d’une autogestion des Kurdes au sein de l’Etat turc. Bagdad entraînerait, elle, un renforcement du centralisme et de l’autoritarisme kémaliste et par là même serait un refus vis-à-vis de l’Europe.

L’Europe a besoin d’immigration

Permettez-moi une dernière remarque. L’Europe est une terre d’immigration. Elle a besoin d’immigration, tant sur un plan démographique qu’économique, comme nous l’enseigne l’histoire. Sans immigration l’Europe n’ira pas bien loin. L’immigration s’accompagne d’un apport d’énergie. Il s’agit là d’une réalité bien banale que l’histoire nous a permis de constater.

Mais comment pourrions-nous, comment l’Europe pourrait-elle arriver à vaincre ces peurs irrationnelles face à l’immigration ? 2Comment arriverons-nous à ne pas reproduire les erreurs fatales commises voici une cinquantaine d’années ? A l’époque nous avions demandé de la main-d’œuvre bon marché, par la suite nous avons constaté que l’on nous avait envoyé des êtres humains.

L’immigration est un processus difficile et long, pour les deux parties concernées. L’immigration signifie, doit signifier, et que chacun le comprenne bien, que toutes les personnes qui arrivent – quelle que soit leur origine – deviendront un jour des Européens, seront une partie de l’Europe et le resteront.

Nous avons besoin d’immigrants et non d’informaticiens en possession de la “green-card” de l’immigrant “utile”. Evoquer la notion d’utile en parlant d’immigrants, suggère que les autres sont nuisibles.

Tous les débats autour de l’utilité de l’immigration tels qu’ils se présentent actuellement en Europe, et en particulier en Allemagne, ont un relent de fatalité et d’hypocrisie. Les immigrants ne sont ni bons ni mauvais – que l’on considère en eux l’être humain ou bien la personne effectuant certaines fonctions. Comme toujours chez les hommes, il y en a de bons, il y en a de mauvais, des experts en informatique et des dilettantes. C’est tout.

Ceci fait penser aux affirmations en faveur du peuple juif, selon lesquelles ce dernier ne serait pas mauvais, mais très particulier – la preuve en est que l’on ne compte dans aucun autre peuple un nombre aussi impressionnant de prix Nobel. Ceci est faux, les juifs sont aussi peu un peuple de prix Nobel qu’un peuple de banquiers.

Jean-Paul Sartre a bien compris la chose en notant que l’antisémitisme ne serait vaincu que le jour où l’on prendrait les juifs pour ce qu’ils sont, des êtres humains comme vous et moi, des policiers et des malfrats, des infirmières et des femmes de joie, des prix Nobel et des imbéciles. Et pour ce qui concerne les immigrants, il n’en est pas autrement.

Les immigrants sont confrontés à des situations sociales auxquelles ils sont obligés de s’adapter, tout comme les habitants du pays. Le manque de simultanéité dans les deux groupes est particulièrement important et une organisation s’impose. Cependant une société ne peut arriver à gérer ce temps, que si tout ce dont l’on a besoin est organisé, de l’école maternelle au quotidien professionnel, en passant par le logement.

Je tiens à insister ici tout particulièrement sur un élément. La douleur de l’immigration, la douleur de devoir abandonner sa patrie est quelque chose que personne n’a le droit de sous-estimer. Tout immigrant laisse derrière lui ses amis et son pays, pour tenter sa chance ailleurs. Il lui faut du temps pour retrouver ses repères dans ce nouveau monde culturel. Il doit – il doit absolument – acquérir une langue complètement étrangère à la sienne. Sans cette nouvelle langue, il ne pourra jamais prendre la parole.

Il faudrait bien que l’Europe finisse par comprendre qu’elle ne peut se passer d’immigrants. Elle devrait se conformer à leurs besoins et se tenir prête à les aider.

Parmi les Européens, la droite radicale qui s’attaque avant tout aux Noirs, par peur de l’avenir, ne l’a pas encore compris. Les Démocrates devraient tous s’attacher a bien lui expliquer que ces étrangers sont des immigrés et qu’ils font maintenant partie de la société. Il serait en outre nécessaire d’insister sur le fait que leur présence ici est souhaitée. Tous les Démocrates doivent adhérer à cette idée fondamentale. Toute personne, en particulier tout politique mettant la chose en doute, favorise les actes de terrorisme et d’exclusion de la part de l’extrême droite. Au lieu de lui faire comprendre qu’elle s’isole dans la société, on lui fournit des raisons de croire que son attitude est légitime.

Il est au contraire indispensable de donner à l’immigration une orientation responsable. Nous avons besoin de lois claires sur l’immigration, démontrant à l’intérieur du pays, comme à l’étranger, que l’immigration est un facteur décisif pour l’avenir de l’Europe.

En outre et absolument indépendamment de tout ceci, et de toute réflexion intéressée, nous avons besoin d’une harmonisation du droit d’asile. Garantir l’asile politique aux personnes persécutées est un élément de base du consensus de tous les Européens. Cela fait partie de la culture européenne; il faut aborder le droit d’asile politique dans cette dimension et assurer sa protection.

Cette garantie du droit d’asile est une des valeurs les plus importantes, caractéristique de l’identité européenne; elle doit absolument être reprise dans la grande charte et nous assurer, à long terme, une Europe juste et paisible.

Permettez-moi de conclure ici en citant Benjamin Franklin, qui a été l’un des premiers a signer la Déclaration de l’indépendance de l’Amérique, et qui de plus, est l’inventeur du paratonnerre.

Il s’agit ici d’un homme dont l’on pourrait croire qu’il est intelligent, et qui nous permet de prendre conscience de ce que même les gens intelligents peuvent perdre leur capacité intellectuelle et être assaillis par des idées saugrenues, si on les confronte avec le phénomème de l’immigration:

“….”

Mesdames, Messieurs, l’Europe, c’est pour moi une vision, un rêve, je pourrais même dire, une des dernières utopies pour laquelle il vaut la peine de se battre. Je suis convaincu que la notion de patriotisme que cristallise la constitution, pour reprendre une expression de Jürgen Habermas parlant de l’Allemagne, est pleine de signification dans le cas de l’Europe. En proposant une constitution européenne, et à condition qu’elle soit digne de ce nom, nous offrons aux peuples européens la possibilité de s’identifier avec cette Europe qui est la leur.

Je suis par conséquent convaincu que les débats autour de cette constitution de même que le scrutin auquel elle donnera lieu représentent la condition indispensable à l’élaboration d’une nouvelle Europe. Les discussions auxquelles chacun est invité à prendre affirment une prise de conscience générale et débouchent sur une identification politique.

C’est en cela que je suis un patriote européen – un défenseur de la constitution.

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N12 / 1998

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2001