Daniel Cohn-Bendit
quo vadis europa?
© Daniel Cohn-Bendit, 2000
LEurope pourrait voir aujourdhui se réaliser ce qui, voici 50 ans, était
encore un rêve. Il est important de saisir cette chance dans une Europe dont
lunion est actuellement plus ou moins mise en cause.
Si, effectivement, nous souhaitons voir lEurope poursuivre ses efforts vers
une union politique à part entière, en se refusant à nêtre véritablement quun
système administraif, sil nous semble souhaitable que les peuples européens
partagent ensemble une vision, nous devons alors, dès aujourdhui, poser les
jalons pour les 50 années à venir.
La construction européenne ne pourra alors que se poursuivre: au sein de lEurope
où le rôle de lintégration saffirmera, également vers lextérieur grâce à
laccueil rapide des Etats de lEst et de lEurope centrale.
Ce processus exige que lEurope réponde à certaines questions: sur son identité
et son avenir, deux éléments indissociables lun de lautre et indissociables
de la question de lidentité et de lavenir des hommes en Europe. Tous les Européens:
celui daujourdhui, celui de demain, quil soit né en Europe ou quil y ait
immigré, ainsi que ses descendants.
Quest-ce que lEurope? Qui sont les Européens? LEurope de lan 2000 est une
Europe qui commence tout juste à se percevoir en tant quunité. Cest une Europe
qui, petit à petit, dépasse le concept dunité géographique ou de mosaïque de
nations concurrentes ou encore de zone de libre échange où la monnaie est, en
partie, commune.
Pourquoi en est-il ainsi? Parce quil y a eu des effondrements historiques
et que les Européens ont pu en tirer des leçons et se sont nourris de visions.
Le consensus des mères et des pères de lEurope
Cela fait tout juste cinquante ans que les mères et les pères de lEurope,
partant de Schumann, Monet, Adenauer et de Gaspari, ont commencé à voir plus
loin que lEtat-nation, pour envisager un projet dunion européenne. Ils avaient
vécu la Seconde Guerre Mondiale, dont lAllemagne était sortie vaincue et écrasée.
De même, les vieilles puissances européennes, comme lAngleterre et la France,
avaient pris conscience de leurs limites quant à leur influence sur lordre
des choses; ce nest quen salliant aux nouvelles grandes puissances, les Etats-Unis
et lUnion soviétique, quelles avaient pu vaincre lAllemagne nazie. Et qui
plus est: le colonialisme touchait irrémédiablement à sa fin, ce qui entraînait
la douloureuse perte du statut de puissance mondiale. Il ne leur restait plus
quà se concentrer sur lEurope, tout en constatant quil leur était désormais
interdit de se poser en puissance suprême. Cest cette situation et lécrasement
de lAllemagne qui sont à lorigine dune évolution démocratique et égalitaire
sur le vieux continent. Cest aussi de là quest née et sest accomplie lidée
de lEurope à travers un mouvement dintégration mouvement qui ne toucha tout
dabord que lEurope de lOuest, dans ce continent fracturé.
La perte de pouvoir des anciennes puissances européennes, France et Allemagne,
explique en particulier que ces dernières naient plus eu dautre choix que
le rapprochement ou la confrontation. La terrible expérience faite au cours
des deux guerres mondiales qui se sont succédées en lespace dun demi-siècle
ne pouvait que déboucher sur le projet suivant: garantir la paix à travers lintégration
tout naturellement celle-ci commença dans le domaine économique.
Il y avait donc des intérêts communs évidents, mais il fallait définir un terrain
où situer un point de ralliement pour les peuples européens, ennemis dhier,
une vision en quelque sorte pour donner corps à leur représentation de lunion,
matière leur permettant de définir leurs points communs.
Forte de lexpérience de domination de lAllemagne nazie et de lEmpire soviétique,
cette Europe de lOuest de laprès-guerre choisit dadopter une position anti-totalitaire.
Il en résulte que tout débat se référant à ces deux systèmes totalitaires court
le risque de se voir reprocher et ce en partie uniquement en raison de la
comparaison de relativiser cet autre phénomène totalitaire, ou bien même de
nier sa singularité.
Cest bien là lerreur. En effet, la description des deux systèmes totalitaires
ne peut relativiser lautre, dans la mesure où lon cerne bien la nature propre
à chacun deux, de même que la forme sous laquelle ils se traduisent concrètement.
Le paroxisme de lhorreur dénoncé dans la domination nazie, du jamais vécu
dans lhistoire du monde, provient de ce que lon ait tenté dexterminer des
peuples entiers au nom dun projet approuvé et santionné par la société. Elle
provient en outre de la crainte de voir se reproduire ce processus et ces convictions
sous-jacentes. Par contre, en Union soviétique, les forces mises tout dabord
en uvre pour lutter contre la pauvreté et linégalité sociale, dans un souci
didéal moral, basculèrent brusquement dans un système doppression et de destruction,
au sein dune société dominée par des dénonciateurs et des persécuteurs.
Cependant, et en dépit de toutes ces différences qui les opposent, en dépit
des caractères bien spécifiques de lhorreur et de leurs approches idéologiques,
ces deux systèmes totalitaires étaient apparentés: négation de lindividu et
de sa valeur, entrave à son épanouissement, subordination de chacun et prise
en main de son avenir, au gré des dirigeants, dénonciation du système parlementaire
et de la séparation démocratique des pouvoirs.
Quant aux unions nouvelles entre les pays (France, Benelux, Italie et Allemagne),
elles saccordaient sur la priorité à donner au respect de lindividu qui devait
sépanouir librement dans une société responsable et solidaire. Ce consensus
pourrait être défini ainsi:
Nous, pays européens, défendons tous le principe de lautodétermination des
peuples et du droit de lindividu à disposer de lui-même, sur des fondements
anti-totalitaires.
Ne perdons pas de vue ceci: la France et lAllemagne deux pays qui, en fait,
navaient rien en commun, si ce nest se faire la guerre ont réussi à trouver
un terrain dentente pour élaborer leur avenir commun.
Cette première pierre posée par lUnion européenne alors en voie de construction
était une sorte de vision qui exigeait de gros efforts de la part des hommes
auxquels on demandait de comprendre les contradictions inhérentes à leurs plaies
respectives, et de reconnaître que cest ensemble et uniquement ensemble
quils pourraient en venir à bout.
Comme Albert Camus lécrivait en 1944: Vous dites Europe, mais vous pensez
terre à soldats, grenier à blé, industries domestiquées, intelligence dirigée.
(
) LEurope est pour vous cet espace (
) où lAllemagne joue une partie dont
son seul destin est lenjeu. Mais elle est pour nous cette terre de lesprit
où depuis vingt siècles se poursuit la plus étonnante aventure de lesprit humain.
Et il doutait de la capacité de lAllemagne à se distancer de cette position.
Cinquante années plus tard, Jorge Semprun devait parler dune autre dimension
des Allemands en Europe, dimension qui explique sans nul doute leurs convictions
européennes actuelles
. Semprun conclut en affirmant:
........
Il nest guère important de savoir si telle est effectivement lattitude des
Allemands, des Français ou des Néerlandais, ou bien si un quelconque peuple
européen a pris conscience de la chose.
Il est permis daller plus loin dans la pensée de Semprun: il faut que lEurope
tire les conséquences qui simposent de lexpérience des cinquante, cent et
deux mille dernières années, pour pourvoir réaliser sa vision de paix et de
justice. Cest là le seul moyen de trouver une véritable réponse aux questions
que nous nous posons au sujet de notre avenir.
Une constitution pour une Europe unie
LUnion européenne comprend aujourdhui 15 pays unis autour dun projet de
coopération économique et de paix, soucieux dassurer dès maintenant à leurs
citoyens la liberté de commerce, la sécurité à lintérieur des frontières de
lUnion de même quune multitude de droits.
Mais les choses doivent progresser et, pour être à la hauteur du rôle quelle
joue dans lhistoire, lEurope ne peut se contenter dêtre une communauté commerciale
réunissant des Etats aux énormes disparités sociales en particulier ceux dentre
eux situés sur sa périphérie géographique. Si lEurope souhaite continuer à
assurer la paix, la justice sociale, la liberté, les droits du citoyen, léquilibre
écologique et la stabilité, elle doit alors non seulement accepter la venue
de nouveaux pays européens, mais encore travailler à lintégration de ses pays
membres, de telle sorte quun retour en arrière soit impensable.
Pour ce faire lEurope va devoir opter pour une constitution européenne. Jen
suis intimement persuadé. Si lEurope refuse de nêtre que traités multilatéraux,
si lEurope tient à être une entité au service dintérêts communs à commencer
par les questions de politique extérieure, de défense, déconomie, sans perdre
de vue la nécessité délargir ces domaines et si enfin lEurope souhaite véritablement
concrétiser une vision de la société, de la paix et dentente entre les peuples,
alors elle aura besoin de sa propre constitution.
Il me paraît important dinsister sur ce que je veux dire: je suis convaincu
de ce quune constitution de cette nature ne peut pas mener à un renforcement
de leurocratisme, mais quelle représente au contraire une condition nécessaire,
ou même incontournable, au service dune Europe des hommes et des cultures.
Une constitution européenne doit comporter deux aspects:
Dune part une entente entre les Européens sur lorientation quils souhaitent
donner à leur vie communautaire. Un accord définissant les valeurs jugées fondamentales
et porteuses de tout ce qui caractérise lidentité commune de lEurope allant
des promesses de paix et dunité économique formulées par les pères et mères
de lEurope, jusquà la garantie dun Etat social. Cet accord serait en quelque
sorte une grande charte, un cahier européen des valeurs fondamentales et des
droits fondamentaux.
Dautre part lEurope a besoin dune idée directrice, dun plan définissant
le fonctionnement du projet. Car, croyez-moi, si nous ne changeons rien à la
situation telle quelle se présente actuellement, à savoir principe de lunanimité,
rôle du Conseil de lEurope, membres de la Commission et fonction du Parlement
européen, nous nous engageons dans une voie sans issue. La structure actuelle
ne permet même pas dassurer les assises de lUnion actuelle, sans parler du
projet de laccueil de nouveaux pays. LEurope est obligée dorganiser sa souveraineté,
et pour ce faire elle doit définir la répartition des compétences institutionnelles.
LEurope doit impérativement se consacrer à la mise sur pied de cette constitution
européenne. Le projet pourrait être réalisé dici lannée 2005, tout juste avant
laccueil de nouveaux Etats membres. Cest absolument indispensable. En effet
le fonctionnement de lUE, déjà sérieusement mis en cause si lon napporte
pas daménagement structurel, nest absolument pas en mesure dassurer laccueil
de nouveaux Etats.
Les débats autour de la constitution permettraient daborder des sujets dépassant
le cadre actuel de lUE telle quelle se présente aujourdhui. Si nous tenons
à donner à la grande charte européenne un fondement valable, aussi solide et
fouillé que possible, susceptible de défier les cinquante années à venir, il
faudrait veiller à ce que les Etats candidats à LUE participent aux débats
sur les accords fondamentaux.
Toutes ces réflexions permettent de constater quil ny pas de temps à perdre
et quil est urgent de faire avancer les débats autour de la constitution.
Pour confirmer ce que jai exposé plus haut, lEurope est bien plus quune
simple région économique pacifique, lEurope est aujourdhui la représentation
politique dune coalition antitotalitaire de nations.
La Communauté Solidaire
De plus, contrairement à ce que lon peut observer aux Etats-Unis par exemple,
lEurope a opté, elle, pour un consensus fondamental bien spécifique, à
savoir la communauté; lEtat, est responsable de chaque individu.
Le consensus fondamental des Etats-Unis se réfère lui aussi à des principes
de liberté et dantitotalitarisme. Mais il sagit là dune liberté trop libérale
, que lon pourrait qualifier de dure. Les Etats-Unis qui, dun côté considèrent
que lépanouissement de chacun, dans un climat de chance égalitaire, est un
bienfait absolu, sont dautre part disposés à accepter une injustice flagrante
parmi les citoyens, allant jusquà une pauvreté et une précarité extrêmes.
Il en est autrement en Europe. Il est possible que cette attitude remonte à
lhistoire des luttes des classes, à lexpérience acquise par le passé, à la
constatation que beaucoup doivent se battre pour espérer obtenir un certaine
prospérité, et que par conséquent les acquis sociaux valent la peine dêtre
défendus. Dans lesprit européen, légalité exige des systèmes sociaux pour
tous ceux dont la personnalité ne réussit pas à sépanouir de manière satisfaisante.
La démocratie sociale est le dénominateur commun des pays dEurope, et la communauté
solidaire est partie intégrante du caractère définissant lEurope. Du cap Nord
à la Sicile, avec bien sûr quelques variantes, et sous des terminologies différentes.
Noublions pas que cette valeur partagée par tous les pays dEurope définit
leur identité en même temps quelle renforce cette identité commune.
Elle doit impérativement être consignée dans une grande charte européenne,
car elle représente un élément fort de la politique de lEurope et se situe
au-delà des limites du libre échange.
Cest ici que se dessine un compromis historique délicat opposant les nations
de type étatique, comme lAllemagne ou la France, aux nations se référant à
la citoyenneté, comme le Royaume-Uni, où la notion de contrat prédomine. On
devrait cependant pouvoir arriver à une entente, les nations de type étatique
étant de plus en plus convaincues de laptitude de lindividu et des groupes
sociaux à sengager dans un contrat, alors que les nations à citoyenneté forte,
comme lAngleterre, sont de plus en convaincues de la nécessité de respecter
les conventions internationales des droit de lhomme.
Noublions pas quune grande charte européenne ne se contente pas dintroduire
une convention, elle a également pour mission de stimuler les Européens en faveur
du projet. Ces derniers sont invités à se prononcer au niveau des décisions
prises par cette union qui se révèle entre-temps lobjet dun certain scepticisme.
Elle existe avant tout pour consolider la dimension politique de lEurope, vision
et simultanément projet.
Seule une union politique définie par le texte dune constitution sappuyant
sur une Charte
des droits fondamentaux peut réussir à maîtriser les objectifs politiques visés.
LEurope doit imposer les intérêts européens
Les événements historiques récents viennent de nous confirmer que, privée dune
dimension politique, lEurope ne sera jamais assez puissante pour garantir toute
seule liberté et paix sur son propre continent.
Les Européens et lEurope elle-même ont dû en convenir au moment de la guerre
en ex-Yougaslavie, constatation douloureuse, et tribut payé par de nombreux
Européens qui y laissèrent la vie.
Dans cette guerre, lEurope navait pas de poids politique. Comme les attitudes
au sein de lEurope divergeaient, il ne lui était pas possible dintervenir
pour différer le cours des choses ou bien stopper la guerre. Comme les intérêts
divers des Etats européens ont rendu impossible la mise sur pied dune prise
de position européenne, il nétait naturellement pas question denvisager une
politique commune européenne. Des alliances conclues par le passé entre les
nations, laissant des traces encore vivaces liant la France à la Serbie, lAllemagne
à la Croatie empêchèrent semble-t-il tout règlement politique du conflit.
Ce manque dentente eut de très graves conséquences. En effet, en salliant
finalement à la position allemande et reconnaissant lindépendance de la Croatie,
lEurope perdit la seule chance possible despérer pouvoir trouver une solution
au conflit des Balkans.
Lon navait pas tort daccepter que les Croates proclament lindépendance
de leur Etat, en souhaitant se séparer de la Yougoslavie. Toute lerreur provenait
en fait de ce que lon ait simultanément négligé de prendre en compte toute
la dimension des problèmes très complexes des minorités. Tels que les frontières
entre la Croatie, la Bosnie et la Serbie, également la situation de la République
de Krajina, enclave serbe en Croatie, aux prises avec des tensions ethniques
diverses, ou bien encore le danger encouru par les Albanais installés au Kosovo
sur un sol serbe. Il aurait fallu se pencher avec plus dattention sur tous
ces points des plus sensibles.
On a a eu raison de décliner les prétentions ethniques de la nation serbe,
par contre, on a eu tort daccepter celles de la Croatie.
LEurope aurait dû exiger des garanties juridiques sérieuses en faveur des
minorités ethniques, ce qui leur aurait épargné de vivre le sort de populations
déplacées, contraintes à la fuite. Il est permis de penser quainsi la guerre
qui suivit aurait pu être évitée, tout au moins sans doute le cauchemar de Srebrenica.
LEurope aurait dû constater le bien-fondé de la constitution dun nouvel Etat,
avant de reconnaître sa création.
LEurope aurait dû comprendre lexistence dune souveraineté ethnique, au delà
dune souveraineté nationale, tolérant un engagement au nom du bien-être des
hommes, indépendamment des frontières nationales.
La leçon à retenir de tout ceci est plutôt amère, mais dautant plus importante:
les intérêts de
lEurope ont priorité devant les intérêts réunis des autres Etats. Concrétiser
lidée de grande charte ou de tout autre document définissant les objectifs
communs que sest fixés lUE, serait un moyen permettant daffirmer demblée
la dimension politique de lEurope. Obligée de réfléchir sur sa raison dêtre,
lEurope se dégagerait du cadre étroit des préoccupations administratives.
En confiant à Javier Solana la représentation de ses intérêts en matière de
sécurité et de politique extérieure, lUE a accompli un geste symbolique, malheureusement
inopportun: un représentant de lEurope doit sappuyer sur sa propre légitimité
européenne et pour ce faire être membre de la Commision il ne lui suffit pas
dêtre mis en place par les gouvernements européens.
LEurope a besoin dinstitutions au caractère
démocratique reconnu
Le ministre allemand des Affaires étrangères a prononcé à Berlin, à luniversité
Humboldt, un discours fort justement remarqué, à loccasion duquel il évoquait
la deuxième exigence devant être remplie par la constitution européenne, outre
la mise sur pied de la grande charte européenne: pour pouvoir fonctionner, lEurope
doit non seulement penser à sélargir, mais également envisager une indispensable
réforme de ses structures.
Le bon fonctionnement de lEurope des 15 est aujourdhui déjà compromis: le
principe de lunanimité freine toute progression et le pouvoir exécutif européen
doit avoir plus de poids que la bureaucratie administrative au service dintérêts
nationaux, le pouvoir exécutif doit être le moteur politique de lEurope.
Pour ce faire, il faut que le Conseil de lEurope ne soit plus lié aux pouvoirs
gouvernementaux, pouvoirs à transférer à une Commission répondant aux critères
démocratiques. Le Parlement contrôle la Commission et la Cour de justice européenne
garantit le respect du droit européen. Les débats auxquels lEurope fera participer
son peuple concerneront la répartition des pouvoirs et la légitimité démocratique.
LEurope a un besoin urgent de débattre la question de la constitution. Lidée
a été lancée par Joschka Fischer et il sagit maintenant de la poursuivre.
Permettez-moi de vous dire comment lEurope peut aller de lavant, comment
elle peut éviter de se scléroser et quelles sont ses véritables chances.
Jai pensé au modèle suivant:
Le pouvoir législatif européen est assuré par deux Chambres. La première, le
Parlement européen, est élue directement par le peuple européen. La compétence
législative de ce Parlement se présente de telle sorte que toutes les questions
touchant aux intérêts de lEurope y sont débattues et tranchées. Mais pas plus.
Autrement dit, le principe de la subsidiarité est respecté à la lettre et tout
ce qui ne sinscrit pas dans le cadre de la compétence européenne est du ressort
des parlements nationaux ou régionaux. Cette distinction doit être respectée
sans exception.
Comme lexpérience nous permet de le constater, les hommes politique ont la
fâcheuse tendance à dépasser le cadre de leurs compétences; il est par conséquent
indispensable de les contrôler. Une deuxième Chambre doit, me semble-t-il, pouvoir
assurer ce contrôle, en garantissant en quelque sorte le principe de la subsidiarité.
Le peuple nélit pas directement cette seconde Chambre dont les membres sont
choisis parmi les représentants des parlements nationaux et régionaux. Conformément
au modèle du Sénat américain, la représentation de cette deuxième Chambre serait
de type paritaire et non proportionnel. Elle aurait pour mission de représenter
les intérêts des divers Etats.
Comprenons bien que ce ne sont pas les gouvernements qui sont représentés aux
Parlements, quil sagisse de la première ou de la deuxième Chambre, mais que
nous avons affaire exclusivement à des parlementaires élus par le peuple. Situation
qui non seulement renforce leur légitimité démocratique, mais reconsolide également
lidentification des hommes avec leurs représentants. Il est urgent que, dans
lEurope de demain, les hommes puissent sidentifier plus fortement à leurs
institutions et se posent des questions à leur sujet.
La Cour de justice européenne doit, en sa qualité de dépositaire du pouvoir
judiciaire et gardien de la Constitution européenne, pouvoir affirmer sa position
de garant de lensemble de la construction de lUE. Elle doit en particulier
veiller au maintien de la compétence constitutionnelle au niveau des rapports
entre les assemblées, également vis-à-vis des citoyens.
Le gouvernement à choisir pour lEurope
La forme de gouvernement adoptée sera un élément important dans lEurope de
demain.
Le gouvernement européen ne tiendra plus compte des intérêts nationaux des
divers Etats membres. Il se consacrera exclusivement aux intérêts européens.
Lexemple de la guerre en Bosnie mavait permis dévoquer les conséquences de
lassujetissement de lEurope aux schémas nationaux: son inévitable chute.
Cest là que réside toute la différence avec lEurope daujourdhui. En effet
le Conseil de lEurope qui est aujourdhui de fait le gouvernement de lUE,
nest quun organe représentant les divers intérêts nationaux, et il sen tient
là.
Il est composé de membres du gouvernement anglais, allemand, italien et français,
dont lobjectif premier est de gagner les prochaines élections et de prouver
aux électeurs de leur pays quils sont bien maîtres de la question européenne.
Prenons un exemple: des décisions complexes et source de contrarité comme
cest le cas en matière de politique agricole sont prises au sein du Conseil.
Chacun retourne chez soi et les citoyennes et les citoyens entendent dire que
Bruxelles vient encore une fois de prendre des décisions irraisonnées. Bruxelles
est cette chose abstraite, cette incarnation de leurocratisme, cette dimension
insondable de lEurope. Ce nest pas sur de telles bases que lon peut espérer
développer une politique européenne et des intérêts européens.
Une Commission au pouvoir renforcé, assumant la fonction de gouvernement européen,
doit par conséquent remplacer le Conseil. Cette Commission devrait véritablement
pouvoir penser européen. Elle devrait pouvoir se détacher de cette politique
au service de chaque État, pour devenir un organe fort, au service de lEurope.
Cette évolution exige lintroduction de réformes décisives: Il ne faudrait
plus que les Commissaires soient délégués par les gouvernements. Le seul fait
dêtre nommé ne devrait pas constituer une légitimité suffisante et ils auraient
besoin désormais dune véritable légitimation démocratique.
En effet la situation telle quelle se présente aujourdhui les soumet à un
dilemme comparable à celui observé au sein du Conseil: ils sont trop sous le
dictat des intérêts nationaux et insufisamment légitimés et reconnus par le
peuple européen.
Faisons un petit retour sur les présidents qui se sont succédés à la Commission.
Combien dentre eux auraient, selon vous, obtenu ce mandat par vote direct ?
Tout ce remue-ménage indigne autour de leur désignation respective ne favorise
pas laccueil que les Européens leur réservent et ne contribue pas à renforcer
leur légitimité. Il ne résulte pas non plus de tout ceci que les présidents
de la Commission réussissent à avoir le dernier mot dans un conflit avec des
gouvernements nationaux. Cependant, il faudra bien en arriver à ce résultat,
si lon souhaite que lEurope arrive à saffirmer vis-à-vis de ceux-ci.
Je propose par conséquent dintroduire une réforme radicale de la Commission,
qui devrait avoir pour mission, dun part de consolider le pouvoir du gouvernement
de lUE, et dautre part de se conformer aux intérêts de lEurope. Ce gouvernement
européen doit également renoncer à exercer une domination administrative, pour
remplir une fonction politique.
Une telle Un Gouvernement puissant et actif agissant non sous le dictat des
intérêts européens, mais compte tenu de leurs exigences, et se situant au même
niveau que les gouvernement nationaux ou au dessus de ces derniers, doit nécessairement
obtenir de la part du peuple confirmation de sa raison dêtre.
Ladies and Gentlemen: The President of the United States
of Europe
Deux voies devraient, me semble-t-il, permettre den arriver là:
Premièrement le vote direct du président de la Commission, consécutif au vote
dun collège électoral dans les Etats-membres respectifs ou bien, deuxièmement,
un scrutin européen.
Dans ce contexte, le modèle des Etats-Unis mérite que lon sy attarde: le
président y est légitimé de manière démocratique, il ne prend pas de décision
concernant les affaires des Etats, tout en saffirmant vis-à-vis de ceux-ci
en matière de politique étrangère, de sécurité, denvironnement et de politique
sociale.
Certains collèges électoraux élisent le président des Etats-Unis, au moment
des élections présidentielles. Leur nombre est déterminé en fonction de chaque
Etat. Si lon souhaitait adapter ce système aux conditions européennes, il faudrait
organiser dans chaque Etat-membre un premier tour de vote pour lélection du
collège électoral. Au second tour, celui-ci élirait le président de lEurope.
Quant aux second modèle évoqué plus haut, il se présenterait ainsi: parallèlement
au scrutin traditionnel de listes nationales (concernant la répartition des
600 sièges du Parlement européen) lon prévoirait une deuxième voix: pour le
président.
Cette deuxième voix est donnée à des listes électorales européennes unitaires
et par conséquent transnationales. Dans lune de ces listes les conservateurs
auraient choisi un leader, qui pourrait être et pour ne fâcher personne, choisissons
parmi ces politiques un homme du passé européen Helmut Kohl, par exemple.
Pour les sociaux-démocrates, peut-être Felipe Gonzalez. Pour les Verts
bon,
vous lavez déjà deviné.
Lensemble du peuple européen voterait, pour, dune part, choisir la composition
du Parlement, et dautre part, grâce aux listes européennes, le Président de
lUE . En effet, le candidat de tête de la liste élue devient Président de lUE.
Il faudrait alors que le Président, après avoir consulté le Conseil, réunisse
son gouvernement, pouvoir exécutif, autrement dit la Commission, et propose
ce choix au Parlement européen, lequel le confirmerait.
Référendum: drame et démocratie
Cette démarche renforcerait dans un premier temps les structures européennes
vis-à-vis des structures nationales. Ensuite elle créerait la tension dont la
politique européenne a besoin, puisquen effet la population aurait sa part
de responsabilité dans la composition des institutions européennes qui, en contre-partie,
gagneraient en légitimité. Les citoyens feraient de lEurope un sujet de conversation
détaché des intérêts nationaux, vu uniquement sous langle de sa dimension européenne.
Pour moi il va de soi quune telle constitution et ce nouveau concept en matière
de politique européenne réservent aux institutions et parlements régionaux des
droits spécifiques. Je pense en particulier au droit dinitiative parlementaire
accordé aux citoyens européens, sous forme de référendum.
Il est primordial de veiller à ce que la nouvelle constitution fasse lobjet
de débats dans tous les pays membres et donne lieu à un plébicite. Je pense
à une véritable consultation populaire et non à un vote au sein du parlement,
puisquen effet lEurope ne peut évoluer que si les peuples ladoptent vraiment.
Ainsi, les peuples européens seraient en mesure de prendre leur avenir en main.
Supposons quun pays rejette cette constitution, il doit alors se retirer.
Conséquence triste peu-être, mais incontournable, lEurope nétant pas le modèle
dun système prédisposé à violer lautonomie des peuples.
Ce référendum donnerait non seulement du sens à la situation, mais de plus
il permettrait à lensemble de la collectvité européenne de faire un grand pas
en avant. Ne perdons pas de vue que cet aspect de mise en scène politique des
décisions européennes et des votes conditionne léclosion dun peuple européen
et que cest là où se situe limpératif nécessaire au fonctionnement de la démocratie
européenne.
Il sagit de prendre dès aujourdhui les initiatives qui simposent pour atteindre
cette Europe forte et unie. Javais déjà eu loccasion de souligner que cette
réforme interne devrait être achevée assez tôt pour permettre laccueil de nouveaux
membres, soit dici lannée 2005, afin que lEurope soit capable de faire face
à ses tâches.
Des idées telles que celles qui ont été lancées récemment par le Commissaire
Verheugen, compétent en matière délargissement de lUE, ont pour effet non
seulement de freiner toute évolution, mais encore dentretenir un climat absurde,
tremplin on ne peut plus favorable à léclosion de rancoeurs dangereuses. Les
applaudissements qui suivirent, en provenance comme par hasard de lAutriche,
non fait que rapidement confirmer ces craintes. La concertation telle quelle
a été évoquée, au niveau de laccueil de nouveaux membres, est en contradiction
avec lidée de cette communauté solidaire que se veut être lEurope. Tout ceci
va en lencontre de lidée de démocratie directe.
Le noyau de lEurope, cest quoi au juste?
Constatons combien ce type de progression est lent en Europe. Bien que lon
ait depuis longtemps compris la nécessité de réformer les structures, trop peu
de choses ont été faites et les aménagements savèrent lents et pesants. Le
processus dintégration a besoin dune nouvelle dynamique, et lon est en droit
de se demander qui, en fin de compte, prendra part à ce processus.
La réponse est évidente: tous les membres de lUE, à condition quils
le souhaitent. Etant donné le contexte historique, ce sont les pays du Benelux,
la France, lItalie et lAllemagne qui viennent immédiatement à lesprit, tandis
que lon imagine le mal quaura la Grande Bretagne à accepter ce développement.
Une telle attitude provient peut-être du caractère insulaire du pays qui expliquerait
leuroscepticisme des Britanniques face à lEurope elle est également ancrée
dans la conception historique que lon y a de la société. Le Royaume-Uni na
pas de constitution et il sen passe bien.
Mais il faudra bien, en fin de compte, envisager de remodeler lEurope sans
laide des Britanniques. Et si ces derniers ne souhaitent pas, dans un premier
temps, prendre part au travail, il faudra le commencer sans eux. Et, dans ces
conditions, je ne me pose plus de question au sujet du noyau de lEurope. Parce
que en me réfèrant ici à lexpérience acquise au cours de mes nombreuses années
daction politique effectivement, une initiative ne peut jamais obtenir, demblée,
lassentiment de tous. Ce qui nempêche pas que beaucoup sy rallient, tôt ou
tard. La Grand-Bretagne fera sans doute partie de ce groupe, le jour où nous
aurons réussi à surmonter les différences politico-culturelles entre les sociétés
des Etats et les sociétés des citoyens.
Ce qui me paraît important, ce nest pas quil sagisse ou non du noyau de
lEurope, mais
simplement du droit de participer activement à lamélioration de lEurope,
et ce dès aujourdhui. Toutefois, il faut absolument une constitution europénne
qui prévoit des décisions à lunanimité.
LEthique de la Souveraineté
Il est effectivement absolument nécessaire que les décisions puissent être
prises à la majorité, si lon tient à troquer la politique dintérêts et ses
dilemmes au profit dune politique à dimension européenne.
Il ne faut pas craindre ici la perte dune souveraineté nationale. Bien au
contraire. Cest en affirmant une souveraineté européenne sappuyant sur des
valeurs communes, que lon peut espérer progresser vers un niveau de souveraineté
nouveau et supérieur. Si la politique européenne se construit sur un fondement
éthique tel que le définit la grande charte européenne, lévolution de la souveraineté
nationale est déjà chose assurée.
La souveraineté européenne sera une souveraineté éthique, au service didéaux,
fondements même de lunion européenne. A savoir la mise sur pied en Europe dune
société sociale, anti-totalitaire et écologique.
Une Europe figée dans ses structures tournerait le dos aux mouvements néo-libéraux
du moment. Il ne sagit pas de remettre en cause léconomie de marché, mais
la prédominance du marché et de ses lois.
La nouvelle souveraineté européenne part de lhypothèse que nous réussirons
à obtenir lintervention du secteur public, dune part, et que nous serons en
outre en mesure de le modeler et de le contrôler. Ce nest quen réussissant
à faire des intérêts publics européens un sujet politique dintervention publique,
que lon peut espérer canaliser la bureaucratie européenne en crise de croissance.
Soyons bien clair, afin déviter tout malentendu. Il nest pas question de
supprimer la souveraineté nationale, mais en fait de lélargir. Il nen demeure
pas moins que la souveraineté nationale a ses limites. Lorsque, dans un pays,
un groupe risque dêtre exterminé, cest alors que doit intervenir une souveraineté
éthique supérieure, qui a non seulement le droit mais le devoir de sinterposer
face à cette tyrannie résultant de la politique interne du pays.
Un tel consensus nourri de souveraineté éthique, permettrait alors à une Europe
ainsi conçue dintervenir dans des conflits tels que celui de la Yougoslavie,
dans un mouvement uni, dans un souci dapaisement, et surtout avant quil ne
soit trop tard.
Mais allons plus loin. Il faut absolument que laide au Tiers monde par exemple
soit désormais pensée en harmonie avec ce consensus et ses critères, loin des
exigences des intérêts nationaux.
La dimension éthique de la souveraineté européenne permet denvisager de
se fixer de tels objectifs et de faire en sorte de les réaliser, tant en Europe
quen Afrique par exemple.
Il est utile de constater que les Etas européens quils soient grands ou
petits sont de moins en moins en mesure de défendre seuls leur souveraineté
nationale. Cest à lEurope que revient la tâche dassurer à tous le maintien
de leur souveraineté au nom de la souveraineté européenne quels que soient
les domaines politiques concernés, comme par exemple la sécurité, la monnaie,
lenvironnement, dans certains cas parfois le social.
Orientation socio-écologique de la mondialisation
Jaimerais aborder ce phénomène mondial en pleine croissance quest la mondialisation.
Cest justement face à ce phénomène inéluctable de globalisation de léconomie
de marché, quil est urgent de reconsidérer le rôle de lEurope dans une dimension
mondiale. Je crois pouvoir affirmer que lEurope autrement dit lUE est
seule à présenter les critères et la force politique permettant dintervenir
pour structurer et canaliser ce mouvement. Ce dont il sagit ici, cest en effet
de donner une forme socio-écologique à la mondialisation.
Il va de soi quil faut réglementer le marché mondial, contrôler les transactions
financières à échelle mondiale, et ouvrir les marchés aux pays en développement.
Nous disposons maintenant de conventions internationales pour la protection
du climat. Rio, Kyoto et la Haye marquent les étapes de cette nouveauté mondiale.
Nous disposons également de conventions internationales pour la protection de
la main duvre, pour assurer légalité des sexes et protéger les enfants. Il
faut les intégrer toutes dans les accords de la Conférence du commerce internationale
(WTO) pour réguler le marché mondial. Cest pourquoi il est important que lUE
présente ses objectifs sociaux et écologiques au moment des négociations de
la WTO, laquelle courrait sans quoi le risque de se réduire à un organe au service
des grands groupes. Les manifestations à impact mondial comme par exemple
à Seattle contre la WTO, et la peur de la mondialisation avec ses conséquences
dinjustice, sont là pour nous tenir en éveil. Assurer un commerce mondial socialement
et écologiquement équitable, cest bien là limpératif du jour et lEurope doit
se fixer cet objectif. Il me paraît ici utile daborder des sujets se référant
à la pratique fair-play du commerce et des fonds dinvestissement de la part
dentreprises décidées à respecter lavenir dans sa dimension écologique et
sociale; se référant également au ménagement des ressources et aux programmes
visant à la protection des climats.
Je souhaiterais ajouter ceci. Qui a dit que nous devons régler en dollars
nos factures dénergie, notre besoin en pétrole et en gaz naturel ? LUE
serait-elle politiquement trop faible pour nous assurer dans le monde un poids
économique tel que nous ne puissions imposer à nos partenaires leuro comme
moyen de paiement, à la place du dollar? Etant de toutes façons dans lobligation
dapporter un soutien financer à la Russie, nous pourrions payer en euro le
gaz et le pétrole que nous lui achetons. Nous pourrions agir de même pour lAlgérie
et lIran, dans le cadre des contrats de coopération et accords dassociation
qui se succèdent.
Seule une Europe déterminée, sûre de sa force politique, sachant se choisir
des structures adéquates, pourra, à long terme, subsister face à la prédominance
culturelle et politique des Etats-Unis.
Fonds de pension, capitaux flottants et spéculateurs, tous vont vers le pôle
supposé être dominant. Il faut se dégager de ces idées toutes faites qui subordonnent
aux Etats-Unis tout ce qui est politique, économique et culturel. Nous devons
nous donner les moyens de devenir un partenaire à part entière.
A léchelle mondiale, la démocratie sappuie dun part sur un tissu juridique
qui est en passe denvahir le globe prenons pour exemple la nouvelle Cour
pénale internationale de la Haye et dautre part sur lintégration des marchés
mondiaux dans un système de liens égalitaires, sociaux et écologiques doù a
été écartée toute prétention de domination.
Les frontières de lEurope
Nous touchons là à un aspect central des choses. Quels pays pourront bien faire
partie de lEurope, si lon considère que tout le monde est en droit de revendiquer
les valeurs définies plus haut, et quil faut de plus poursuivre lintégration
de lEurope et son expansion ?
Si le poids de lEurope saffirme, si elle définit bien son caractère identitaire,
elle en arrivera indubitablement à se poser quelques questions sur le problème
de son expansion. Lhistoire nous avait simplifié les choses: lEurope sétendait
de lAtlandique au rideau de fer et, en sa qualité de membre de lOTAN, la Turquie
devait également en faire partie. Cette délimitation a perdu toute logique après
la chute de lEmpire soviétique. Il convient effectivement de redéfinir les
frontières de lEurope. Dès demain nous allons accueillir des pays de lEurope
de lEst et de lEurope centrale. Les négociations pour ladhésion de ces pays
sachèveront dans les années à venir et ceux-ci seront bientôt membres de lUE.
Et après ? Quadviendra-t-il de la Roumanie, de la Moldavie, de lUkraine
et de la Biélorussie ?
Ces pays à lexception de la Russie qui couvre toute lAsie font géographiquement
et culturellement parlant, partie de lEurope. Mais un tel critère suffirait-il
à définir les frontières extérieures de lEurope ? Il me semble que non.
Derrière lEurope se cache en plus une entité politique forte et la mission
de garantir la stabilité géographique.
Le souci de réussite de lintégration des pays de lUE explique que lon doive
exclure ladhésion de la Russie. La Russie est trop grande pour lEurope, qui
serait dépassée par ses problèmes, sa complexité et ses dimensions extravagantes.
Lintégration de la Russie représenterait un danger au niveau du fonctionnement
des institutions européennes. De plus les prétentions géopolitiques de la Russie
rendent impossible son intégration dans la fédération politique. Cest la raison
pour laquelle lon verra se former dautres sous-systèmes en plus de lEurope.
La Russie pourrait être le centre de lun dentre eux. Autour de la Méditerranée
apparaîtront également dautres sous-systèmes.
Je le dis et jinsiste, il faut que la Russie puisse exister à côté de lUE.
Il faut laider à se lancer avec les pays de lancienne union (CEI) dont les
handicaps sont comparables dans un processus dintégration semblable à
celui de lUE. Ne perdons cependant pas de vue, comme souligné plus haut, que
lon ne peut envisager une adhésion à lUE son semblant de puissance et sa
taille ferait basculer léquilibre européen.
Communication entre les sous-systèmes
De tout ceci ressort que lUkraine et la Biolorussie doivent actuellement se
tenir à lécart de lintégration européenne, afin que la Russie ne se trouve
pas complètement isolée. Il faut au contraire, comme déjà indiqué, aider ces
pays à mettre sur pied une entité propre, en coopération avec la Russie et dautres
anciennes républiques soviétiques. Il faut les aider à assurer à lEurope centrale
et orientale une garantie de stabilité, afin que dans ces régions règnent la
paix et la sécurité.
Il me semble que lon devrait pouvoir utiliser ce modèle dans dautres régions
du monde où lon constituerait des unités intégrées dans un souci dharmonie
économique et politique qui définiraient leurs intérêts communs et sentraideraient.
Concernant le Bassin Méditerranéen, les pays du Maghreb et toute la partie Est,
devraient pouvoir former avec Israel un autre sous-systeme. Il faudrait les
aider, de même que, par exemple en Afrique occidentale, en soutenant lintégration
de la zone CFA avec le Ghana et le Nigeria.
La théorie exposée ici sur la cohabitation de grands sous-systèmes, ne peut
être mise en pratique que si nous ne construisons pas de murs le long de nos
frontières, mais au contraire nous ouvrons au commerce frontalier de quelquenvergure
quil soit.
Les intérêts nationaux pourraient ainsi passer au second plan, ce qui donnerait
plus de force aux souverainetés éthiques et aux caractéristiques régionales.
Ce concept serait particulièrement bénéfique à lAfrique. Lon pourrait enfin
se débarrasesr des frontières fixées à lépoque coloniale et affirmer la diversité
des identités culturelles, tout en réussissant à mieux maîtriser les conflits
régionaux.
La Turquie: Bagdad ou Barcelone
Pour la Turquie, un tel processus serait certainement problématique, mais il
apporterait en même temps une certaine clarté. Dans le cadre de lintégration
européenne, il faudra que lEurope respecte sa promesse historique vis-à-vis
de la Turquie, à savoir son appartenance à lEurope. Mais la question à poser
est cependant, êtes-vous disposés à partager cette intégration, sachant que,
conformément aux valeurs défendues par lEurope, le respect des droits de lhomme est
une obligation absolue ? Cest uniquement en repondant par un oui sans
condition que ladhésion de la Turquie pourrait être envisagée. Nous ne pouvons
voir là quune tentative de solution, dont lissue est incertaine.
Jimagine lambivalence des citoyens turcs qui se demanderaient, mais pourquoi
lEurope ? Pourquoi ne serait-il pas possible denvisager plutôt pour la
Turquie, une union avec lEst du Bassin Méditerranéen, autrement dit former
une union politique comprenant la Turquie, la Jordanie, Israel, la Syrie et
lEgypte ? Une telle union devrait pouvoir se réaliser en lespace dune
cinquante dannées et elle changerait tout dans les relations avec le Caucase
et la Russie.
Tant en ce qui concerne lUE que la Turquie, le fait que la candidature ait
été souhaitée, ne peut être confondu avec une décision à son sujet. Il faudrait
que les parties concernées en parlent ouvertement. Cette candidature représente,
ne loublions pas, une chance historique à saisir pour introduire une stabilité
politique dans tout le Bassin Méditerranéen.
Cest pourquoi la Turquie est en droit dhésiter entre Bagdad et Barcelone.
Les deux voies sont possibles, toutes deux présentent des opportunités favorables
et des possibilités.
Pour la Turquie, Barcelone balayerait le fondamentalisme traditionnel kémaliste.
Il faudrait que le pays accepte la décentralisation régionale, y compris un
renforcement dune autogestion des Kurdes au sein de lEtat turc. Bagdad entraînerait,
elle, un renforcement du centralisme et de lautoritarisme kémaliste et par
là même serait un refus vis-à-vis de lEurope.
LEurope a besoin dimmigration
Permettez-moi une dernière remarque. LEurope est une terre dimmigration.
Elle a besoin dimmigration, tant sur un plan démographique quéconomique, comme
nous lenseigne lhistoire. Sans immigration lEurope nira pas bien loin. Limmigration
saccompagne dun apport dénergie. Il sagit là dune réalité bien banale que
lhistoire nous a permis de constater.
Mais comment pourrions-nous, comment lEurope pourrait-elle arriver à vaincre
ces peurs irrationnelles face à limmigration ? 2Comment arriverons-nous
à ne pas reproduire les erreurs fatales commises voici une cinquantaine dannées ?
A lépoque nous avions demandé de la main-duvre bon marché, par la suite nous
avons constaté que lon nous avait envoyé des êtres humains.
Limmigration est un processus difficile et long, pour les deux parties concernées.
Limmigration signifie, doit signifier, et que chacun le comprenne bien, que
toutes les personnes qui arrivent quelle que soit leur origine deviendront
un jour des Européens, seront une partie de lEurope et le resteront.
Nous avons besoin dimmigrants et non dinformaticiens en possession de la
green-card de limmigrant utile. Evoquer la notion dutile en parlant dimmigrants,
suggère que les autres sont nuisibles.
Tous les débats autour de lutilité de limmigration tels quils se présentent
actuellement en Europe, et en particulier en Allemagne, ont un relent de fatalité
et dhypocrisie. Les immigrants ne sont ni bons ni mauvais que lon considère
en eux lêtre humain ou bien la personne effectuant certaines fonctions. Comme
toujours chez les hommes, il y en a de bons, il y en a de mauvais, des experts
en informatique et des dilettantes. Cest tout.
Ceci fait penser aux affirmations en faveur du peuple juif, selon lesquelles
ce dernier ne serait pas mauvais, mais très particulier la preuve en est que
lon ne compte dans aucun autre peuple un nombre aussi impressionnant de prix
Nobel. Ceci est faux, les juifs sont aussi peu un peuple de prix Nobel quun
peuple de banquiers.
Jean-Paul Sartre a bien compris la chose en notant que lantisémitisme ne serait
vaincu que le jour où lon prendrait les juifs pour ce quils sont, des êtres
humains comme vous et moi, des policiers et des malfrats, des infirmières et
des femmes de joie, des prix Nobel et des imbéciles. Et pour ce qui concerne
les immigrants, il nen est pas autrement.
Les immigrants sont confrontés à des situations sociales auxquelles ils sont
obligés de sadapter, tout comme les habitants du pays. Le manque de simultanéité
dans les deux groupes est particulièrement important et une organisation simpose.
Cependant une société ne peut arriver à gérer ce temps, que si tout ce dont
lon a besoin est organisé, de lécole maternelle au quotidien professionnel,
en passant par le logement.
Je tiens à insister ici tout particulièrement sur un élément. La douleur de
limmigration, la douleur de devoir abandonner sa patrie est quelque chose que
personne na le droit de sous-estimer. Tout immigrant laisse derrière lui ses
amis et son pays, pour tenter sa chance ailleurs. Il lui faut du temps pour
retrouver ses repères dans ce nouveau monde culturel. Il doit il doit absolument
acquérir une langue complètement étrangère à la sienne. Sans cette nouvelle
langue, il ne pourra jamais prendre la parole.
Il faudrait bien que lEurope finisse par comprendre quelle ne peut se passer
dimmigrants. Elle devrait se conformer à leurs besoins et se tenir prête à
les aider.
Parmi les Européens, la droite radicale qui sattaque avant tout aux Noirs,
par peur de lavenir, ne la pas encore compris. Les Démocrates devraient tous
sattacher a bien lui expliquer que ces étrangers sont des immigrés et quils
font maintenant partie de la société. Il serait en outre nécessaire dinsister
sur le fait que leur présence ici est souhaitée. Tous les Démocrates doivent
adhérer à cette idée fondamentale. Toute personne, en particulier tout politique
mettant la chose en doute, favorise les actes de terrorisme et dexclusion de
la part de lextrême droite. Au lieu de lui faire comprendre quelle sisole
dans la société, on lui fournit des raisons de croire que son attitude est légitime.
Il est au contraire indispensable de donner à limmigration une orientation
responsable. Nous avons besoin de lois claires sur limmigration, démontrant
à lintérieur du pays, comme à létranger, que limmigration est un facteur
décisif pour lavenir de lEurope.
En outre et absolument indépendamment de tout ceci, et de toute réflexion intéressée,
nous avons besoin dune harmonisation du droit dasile. Garantir lasile politique
aux personnes persécutées est un élément de base du consensus de tous les Européens.
Cela fait partie de la culture européenne; il faut aborder le droit dasile
politique dans cette dimension et assurer sa protection.
Cette garantie du droit dasile est une des valeurs les plus importantes, caractéristique
de lidentité européenne; elle doit absolument être reprise dans la grande charte
et nous assurer, à long terme, une Europe juste et paisible.
Permettez-moi de conclure ici en citant Benjamin Franklin, qui a été lun des
premiers a signer la Déclaration de lindépendance de lAmérique, et qui de
plus, est linventeur du paratonnerre.
Il sagit ici dun homme dont lon pourrait croire quil est intelligent, et
qui nous permet de prendre conscience de ce que même les gens intelligents peuvent
perdre leur capacité intellectuelle et être assaillis par des idées saugrenues,
si on les confronte avec le phénomème de limmigration:
.
Mesdames, Messieurs, lEurope, cest pour moi une vision, un rêve, je pourrais
même dire, une des dernières utopies pour laquelle il vaut la peine de se battre.
Je suis convaincu que la notion de patriotisme que cristallise la constitution,
pour reprendre une expression de Jürgen Habermas parlant de lAllemagne, est
pleine de signification dans le cas de lEurope. En proposant une constitution
européenne, et à condition quelle soit digne de ce nom, nous offrons aux peuples
européens la possibilité de sidentifier avec cette Europe qui est la leur.
Je suis par conséquent convaincu que les débats autour de cette constitution
de même que le scrutin auquel elle donnera lieu représentent la condition indispensable
à lélaboration dune nouvelle Europe. Les discussions auxquelles chacun est
invité à prendre affirment une prise de conscience générale et débouchent sur
une identification politique.
Cest en cela que je suis un patriote européen un défenseur de la constitution.
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