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Mykola Riabtchouk

Au-delà de la clôture du jardin de Metternich

© Mykola Riabtchouk, 1997

Lorsqu’en 1949 le chancelier de l’Allemagne de l’ouest Konrad Adenauer avait déclaré que “l’Asie s’est arrêtée sur l’Elbe” il n’a fait que paraphraser, sciemment ou inconsciemment, les paroles de son collègue autrichien le chancelier Metternich qui avait affirmé plaisamment encore au siècle précédent que l’Asie commence derrière la clôture de son jardin, c’est à dire quelque part non loin de la banlieue est de Vienne. Pour les deux hommes l’“Asie” signifiait quelque chose d’hostile, de barbare et de dangereux pour les fondements mêmes de leur civilisation européenne. Implicitement pour Metternich tout l’espace à l’est de Vienne était culturellement inférieur et suspect: comme la plupart des Occidentaux il était d’avis que les limites de la civilisation coïncident avec les frontières du monde romano-germanique.

Pour Adenauer, pourtant, l’“Asie” signifiait quelque chose d’autre: il savait quand même très bien qu’à l’est de l’Elbe se trouvait l’Allemagne de l’est qui, au moins à cette époque, ne se distinguait guère de celle de l’ouest. Par l’expression “l’Asie s’est arrêtée sur l’Elbe” Adenauer entendait indubitablement et avant tout une réalité politique apportée à l’intérieur de l’Europe à l’aide des tanks soviétiques et imposée aux peuples “libérés” par une force brutale, par le chantage et l’escroquerie. Pour lui l’“Asie” ne signifiait pas simplement une autre civilisation, quand bien même fût-elle étrangère et déficiente pour Metternich, mais plutôt l’absence même de toute civilisation, une sorte d’“anticivilisation”, hostile aux moindres valeurs du monde occidental.

Depuis lors, la perception de l’Europe de l’Est par les Occidentaux associe de fait différentes variantes de ces deux manières de voir: celle de Metternich et celle d’Adenauer. D’une part, l’Occident était toujours conscient qu’à l’est de l’Elbe et du jardin de Metternich il y avait toujours l’Europe, bien que manifestement plus pauvre et mutilée. On savait que cette Europe n’avait pas accepté son statut “asiatique” de bon gré, mais, au contraire, qu’elle voulait s’en débarasser de toutes les manières possibles. Mais, d’autre part, l’Occident comprenait toujours que ça n’allait pas bien dans cette partie de l’Europe puisqu’elle s’était fait avaler par les Soviets, et cela non seulement par eux, mais tout le long de son histoire d’esclavage. Elle était plutôt coupable elle-même: vraisemblablement elle avait un faible pour le servilisme et par là elle devait souffrir de permanentes violations politiques. En un mot, elle n’était pas “comme nous”, habitants heureux et chanceux de l’Europe Occidentale: elle était mi-valorisée et pas assez européenne. Cette “pseudo-Europe” ou “semi-Europe” avait les mêmes chances d’être réellement “européisée” ou bien de se diluer dans l’élément asiatique incertain. Elle a perdu sa première chance offerte après la Première Guerre mondiale et maintenant elle devait payer tribut pour cela. A vrai dire, on ne peut s’en vouloir qu’à soi-même.

Elle, était, à peu de choses près, la logique de nombreux Occidentaux chez qui les arguments raisonnables s’enchevêtraient d’arguments douteux, pour ne pas dire de spéculation racistes. La conscience impure est souvent inventive. Le point de vue metternichien permet aux gens situés de l’autre côté de la clôture de se justifier merveilleusement pour leur statut supérieur, cela leur permet de se concilier admirablement avec la trahison de Munich et avec celle de Yalta. Ce point de vue permet en effet de trouver de beaux arguments pour ne pas s’ingérer dans les “affaires intérieures” soviétiques, que ce fût la destruction au début des années 20 de l’indépendance ukrainienne, arménienne et géorgienne ou bien l’intervention à Budapest et à Prague respectivement en 1956 et 1968. Cette approche a été brillamment reflétée dans l’ancienne réplique de Lloyd George à propos de la disposition de la Grande Bretagne d’entretenir des relations commerciales avec n’importe qui, fût-il même cannibale (l’argent ne sent pas), ainsi que dans la décision de Roosevelt d’établir des rapports diplomatiques avec la Russie en 1933, l’année même de la famine organisée en Ukraine par les “cannibales” du Kremlin, ou, pour mieux dire, avec des “partenaires commerciaux prometteurs” de l’Occident entrepreneur. Cette approche est reflétée d’une manière aphoristique dans une circulaire secrète du ministère des affaires étrangères britannique datant de la même année 1933: “En effet nous sommes en possession de l’information sur la famine en Russie méridionale (c’est ainsi que les messieurs de Grande Bretagne appelaient à l’époque l’Ukraine – U.R.), pareille à celle diffusée dans la presse… Cependant nous ne voudrions pas la déclarer ouvertement de peur de ne pas irriter le gouvernement soviétique et de ne pas gâter nos relations avec celui-ci”.

Naturellement, l’Europe de l’est ce n’est pas un territoire éloigné tel que la Tchétchénie, la Géorgie ou l’Arménie. Malgré toute sa “déficience” et son “non-européïsme”, il se situe quand même en Europe, et, bien que son existence causât toujours un mal de tête à l’Occident, sa disposition pourrait lui être encore plus dangereuse. Le danger commun en provenance de l’“Est” faisait s’unir les européens des deux parts d’une manière encore plus forte que la prétendue communauté culturelle. L’“Asie”, ce puissant et mystérieux “Autre”, a contribué dans une grande mesure à la formation d’une identité européenne “commune”. Et,sachant bien que la “vraie” Europe s’arrête quelque part au-delà de Vienne et de l’Elbe, pour les Occidentaux cette “pseudo” Europe était toutefois pour eux un voisin bien meilleur que la “vraie de vraie” Asie.

En réponse la politique de l’Occident vis-à-vis de l’Europe de l’est était toujours ambivalente, pour ne pas dire bivalente. D’une part, les Européens de l’ouest considéraient toujours que leurs voisins de l’est méritaient, dans une telle ou autre mesure, leur destinée (d’ailleurs, chaque peuple mérite son gouvernement), mais, d’autre part, ils ne pouvaient ne pas comprendre que les Européens de l’est, qui opposaient une résistance acharnée contre l’“Asie” sur leurs territoires, leur sont utiles et par là méritent de la sympathie et de l’aide, du moins dans le cadre que leur avait attribué le ministère des affaires étrangères de la Grande Bretagne: ne pas irriter le gouvernement soviétique et ne pas gâter les relations avec elle. Autrement dit, ne pas nuire trop aux “relations commerciales avec les cannibales”.

Sans doute, l’Occident ne manquait pas d’intellectuels qui étaient liés sur le plan professionnel, amical et familial avec l’“Est” et qui considéraient ce territoire comme une Europe “véritable” et même bien plus. Ils formaient des meetings devant les ambassades soviétiques et divers comités de défense des dissidents est-européens qui portaient des noms barbares, ils visitaient les capitales de l’Europe orientale et y faisaient passer une littérature clandestine; parfois ils devenaient plus est-européens que ne l’étaient ceux de l’est même. Bref, c’étaient, pour ainsi dire, des blancs qui pénétraient dans des camps indiens. Certains parmi eux croyaient même que de fait “cette partie du continent constituait autrefois une sorte de paradis d’une diversité et conformité culturelle, linguistique et ethnique qui produisait des trésors culturels et intellectuels inédits” et que, malgré le joug totalitaire ou voire même grâce à lui (c’est à dire grâce à l’effet de résistance), l’Europe de l’Est était une contrée d’une “étonnante tension spirituelle”. Pourtant ces convictions ne dépassaient pas le cercle restreint des représentants de la diaspora est-européenne et de leurs sympathisants occidentaux. L’approche dualiste de l’Occident envers l’Europe de l’est était toujours motivée par des raisons de géopolitique, c’est à dire par un froid calcul et par le principe anglo-saxon “charity begins at home”. Position d’ailleurs juste dans son ensemble et nullement blâmable. Pourtant, ce qui frappe désagréablement ce sont les doubles standards d’appréciation utilisés par l’Occident pour eux-même et pour les autres. (Les nationalistes américains peuvent lutter contre l’implantation de la langue espagnole aux USA et personne ne les considérera de nationalistes. Par contre, tout Ukrainien qui ne veut pas que la langue russe domine dans son pays est considéré de nationalistes troglodite et ennemi du progrès!). Il paraît donc que le critère américain a différents étalons pour des cas différents (les Allemands, d’ailleurs, eux aussi ne se pressent pas d’accepter le turc comme deuxième langue officielle, ni les Français pour ce qui est de l’arabe).

Malheureusement, parmi les Est-européens peu nombreux sont ceux qui se rendent compte de ce dualisme occidental: beaucoup de gens considèrent cette rhétorique libérale démocratique occidentale comme étant une vérité pure et qui espèrent respectivement obtenir de l’Occident bien plus qu’il puisse et veuille donner. Et, n’ayant pas obtenu ce qu’ils voulaient, ils se précipitent dans l’autre extrême – dans la xénophobie anti-occidentale, dans l’isolationnisme et l’autarcie.

La question de la supériorité de la civilisation occidentale sur les autres n’était sans doute pas si facile encore quelques décennies auparavant pour les europocentristes les plus acharnés, ne fût-ce que, par exemple, pour l’illuminé Denis de Rougemont.

Les apôtres des études post-coloniales ont révisé avec succès ce point de vue en identifiant avec raison les formes extrêmes de l’eurocentrisme avec le racisme, le colonialisme et le désir de l’“Occident” de dominer sur l’“Orient” démonisé et marginalisé. L’occidentocentrisme dans la variété pure “rougemontienne” s’est vu au fond relégué en marge de la “convenance politique” dominant dans les milieux intellectuels, et pourtant les disputes autour des relations “Est” et “Ouest” ou, comme on écrit maintenant le plus souvent, entre le “Nord” et le “Sud” sont loin de s’apaiser. Les apologistes de l’eurocentrisme ont quelque peu changé de tactique attrapant leurs opposants sur toutes sortes d’excès et d’exagérations, sur des inepties franchement évidentes ou sur des manifestations paranoïaques dissimulées. Mais l’essentiel est dans ce qu’ils montrent, non sans raison, le danger du relativisme qui se cache derrière l’acceptation de l’“égalité” de toutes les cultures et civilisations, le danger du chaos et de l’entropie généré par le refus d’utiliser des critères d’appréciation et des hiérarchies d’estimation.

Cela constitue un problème bien compliqué, digne d’une discussion sréciale. Je propose de le mettre de côté et d’accepter seulement le fait bien évident que l’Ukraine est une partie de l’Europe et largement parlant, du monde moderne d’où le retour vers une “époque dorée” de pré-modernisme s’est avéré impossible. Ce monde est dans une grande et déterminante mesure la création de l’“Occident” et indépendemment du fait que l’on considère la civilisation occidentale “supérieure” et “meilleure” ou bien seulement plus dynamique, plus agressive et capable d’affirmer sa domination, il faut admettre que c’est elle qui a imposé au monde ses règles du jeu et, ce qui est important, elle a défendu la sortie de ce jeu, le retour, au “paradis perdu” des sociétés traditionalistes. Toutes les tentatives d’un tel retour (comme réaction naturelle aux aspects négatifs de la modernisation) se sont avérées, pour le mieux, (en théorie) que des utopies touchantes et, pour le pire, (en pratique) des caricatures sanglantes d’elles-mêmes et, par ironie du sort, des prolongements pathologiques de cette même modernité “occidentale” contre laquelle elles se sont levées et cela dans des formes quasi-“orientales” et despotiques.

L’Occident modernisé a privé, dans un certain sens, le monde de sa “virginité” traditionaliste, il l’a fait sortir du cadre temporel biologique ou plutôt mythologique, cycliquement répété pour l’insérer dans le temps historique, il lui a fait goûter le fruit de l’arbre de la connaissance et se heurter au problème du choix rationnel, pratiquement illimité. On a beau prendre diverses attitudes devant le monde moderne avec ses côtés positifs et négatifs, il faut cependant admettre au moins deux choses. Premièrement, ce monde a des dimentions globales d’où on ne peut s’isoler et, d’autant plus, s’y opposer de façon radicale, sans nul doute, on peut chercher sa voie propre et il faut le faire même, mais dans le cadre de ce monde “occidental” en se basant sur ses acquisitions et ses règles, malgré nos doutes et nos restrictions les plus grandes en vue de les réviser. Donc, la révision est tout à fait admissible et même souhaitable, mais plutôt dans le sens japonais qu’irakien, iranien ou nord-coréen.

Deuxèmement, il faut prendre conscience du fait que cette civilisation globale, toute manquée et privée de perspective pour nous paraîsse-t-elle, elle ne nous laissera pas nous en sortir pour se sauver de nous-mêmes ni ne se laissera pas influencer du dehors d’une manière ou d’une autre. Tout changement cardinal, bien que possible, ne peut s’effectuer que de l’intérieur, avec des efforts communs et dans le cadre existant. De la sorte, dans ce contexte l’attitude sensée des Européens de l’est envers l’Occident ne doit être ni hostile, ni optimiste-rosâtre.

Elle doit être de fait dualiste comme l’est l’Occident envers l’Europe de l’est. L’Occident n’est pas un “bon oncle” et, en général, il n’est pas “bon”. Au fond il ne constitue qu’un “mal mineur” par rapport à l’“Asie” qui se profile à l’est. C’est justement sur ce jugement sensé et ce froid calcul que doivent se baser les relations des Européens de l’est, et des Ukrainiens en particulier, avec l’Occident. Autrement ces européens risquent de nouveau se trouver dans le rôle d’amants trahis, comme cela a déjà eu lieu plus d’une fois dans l’histoire.

Il est clair que l’Occident a toujours été et sera toujours un allié stratégique pour les Européens de l’est, du moins dans la mesure quand les intérêts de l’Europe orientale et occidentale coïncident. Il serait pourtant naïf, d’espérer que ces intérêts coïncideront un jour complètement. Les visées sur l’Occident ne doivent pas être aveugles et inconditionnées, autrement les Européens de l’est pourront de nouveau être les victimes d’une nouvelle Yalta, d’un nouveau Munich ou d’un nouveau traîté Molotov-Ribbentrop. L’Occident trouvera toujours au besoin des justifications pour trahir ses alliés est-européens que ce soit pour des profits quelconques ou par caprice de quelques présidents “russophiles”. “Might makes right” – voilà un dicton anglo-saxon qu’il faut aussi retenir aux Européens de l’est.

Que peut proposer, à proprement parler, l’Europe de l’est pour tenter l’Occident? Une stabilité géopolitique? Certainement oui, à un certain point, bien que le joueur principal dans cette région restera toujours la Russie: la sécurité et la stabilité du continent européen dépendront des événements qui se dérouleront dans son sein. Ainsi, le russocentrisme dominera dans la suite dans la politique occidentale attribuant à l’Europe de l’est le rôle traditionnel de “frontière sanitaire”, déplacée, il est vrai, un peu plus à l’est, vers l’Ukraine et les pays baltes.

Peut-être, l’Europe de l’est pourrait attirer l’Occident économiquenent? C’est peu probable car il n’y a pas ici de ressources importantes en matières premières (en comparaison, avec cette même Russie), les débouchés des marchandises et des entreprises occidentales y sont bien restreints à cause du bas niveau du pouvoir d’achat de la population, la production locale est hors de concurrence et la main d’oeuvre est-européenne bon marché semble être encore moins nécessaire aux Occidentaux que les marchandises de l’Est.

Alors, peut-être, c’est la culture même qui les intéressera? C’est la seule, voire même l’unique forteresse où les Européens de l’Est trouvaient refuge devant les défaites historiques tout en y forgeant leur étatisme illusoire, leur européisme illusoire et leur liberté “intérieure” illusoire, elle aussi? En effet, c’est dans ce domaine qu’ils peuvent proposer le plus: les dernières décennies du communisme “pourissant” ont été marquées dans ces pays par un soulèvement culturel sans précédent tant sous ses formes légales, milégales ou bien même illégales totalement. “La Russie Soviétique, écrivait en 1984 l’écrivain polonais Adam Zagajewski, a généré dans notre partie de l’Europe beaucoup de choses étranges. Elle a mis au monde des dénonciateurs, des censeurs, des menteurs et des fainéants. Mais, en même temps, sans le vouloir, elle a donné le jour à bien d’autres choses – des gens qui, grâce à Dieu, se sont avérés plus forts et plus honnêtes. Indépendamment d’elle, elle a réveillé en eux le vif désir d’apprendre la vérité, de connaître la liberté, la dignité humaine, de lire, des livres, d’admirer des tableaux, de connaître… l’Europe. C’est ainsi que l’Europe vit en nous, dans l’imagination, dans les illusions, l’espoir et la soif de tout… Le vif ressentiment de l’appartenance culturelle à l’Europe est une des suites paradoxales de la “soviétisation” de notre société.

Et, pourtant, toutes ces acquisitions indéniables, c’est avant tout une haute culture capable d’intéresser en Occident un seul milieu restreint de fins intellectuels. La conjoncture politique favorable des années 70 et 80 a, sans nul doute, contribué à la pénétration sur les marchés occidentaux de livres, de films et de produits d’art; une émigration considérable à l’Ouest d’intellectuels de l’Europe orientale y a été, elle aussi, pour quelque chose. Certains noms sont même devenus populaires grâce aux écrits dans les journaux, les revues et aux programmes de télévision. Pourtant leurs oeuvres sont restées dans l’ombre, à l’exception des quelques Kundera, Forman ou Polañski qui ont vite appris les regles locales du jeu et qui ont payé un tribut notable à la culture des masses.

Il est symptomatique qu’encore en 1989, à l’époque de l’expansion de la “mode est-européenne” en Occident, un des perspicaces experts se plaignait que “toute l’affaire se trouve dans les mains des Zivilisationsliterati” de l’Est et de l’Ouest” sans paraître sortir de leurs milieux. Et de se rassurer: “D’ailleurs la mode passera et les livres dans leurs molles convertures resteront, toute une bibliothèque d’auteurs, vivants et morts, méconnus jusqu’alors des lecteurs occidentaux”.

Les belles bibliothèques s’associent pourtant aux Etats Unis avec une merveilleuse ignorance. Personnellement j’ai rencontré beaucoup d’étudiants américains qui n’avaient aucune idée de ce qu’étaient Gogol, Goethe ou bien, disons, Faust. Il s’ensuit que leurs notions sur Brodski, Milosz, Pavitch et Szymborska ne sont pas plus larges, malgré le nombre vraiment stupéfiant des livres aux couvertures molles et non seulement. (Il paraît que seul Havel s’est fait une popularité plus notable, et cela surtout grâce à sa nouvelle profession). D’ailleurs, même cette bien maigre popularité des intellectuels de l’est en Occident semble mourir. Les chars russes ne se trouvent plus sur l’Elbe, ni même sur la Vistule, donc il n’y a rien à écrire dans la presse pour discuter avec ces intellectuels. En plus, après 1989, il n’y a plus d’étoiles qui brilleraient au firmament de l’Europe orientale (si l’on excepte toutefois celles de Ziouganov, de Lebed’, de Jirinovski ou bien de Loukachenko). Il paraît que le capitalisme troglodite en Europe de l’Est s’est avéré être encore moins favorable pour les arts libéraux que l’ancien communisme périmé.

Il n’est pas difficile de s’apercevoir que presque tous les meilleurs metteurs en scène de l’Europe de l’Est se sont établis en Occident, les uns pour se faire une carrière à Hollywood, les autres pour obtenir une bonne rémunération dans la direction de groupes amateurs; c’est là que sont venus les artistes peintres pour faire des tableaux, peindre des vitrines, des panneaux publicitaires et les murs d’appartements, les musiciens, eux aussi, se sont précipités, les uns pour se produire à Carnegie Hall, les autres pour jouer dans des églises et des restaurants; l’Occident voit arriver petit à petit des écrivains et des scientifiques tant soit peu sensés, pour enseigner selon leurs moyens il n’y a pas longtemps un poète russe connu a révélé dans le “New York Times” de ne pas posséder une préparation académique requise pour enseigner Pouchkine, mais qu’aimant ce poète, il enseignerait à ses étudiants l’amour).

Adam Zagajewski semble avoir eu raison en prédisant une dizaine d’années de cela un avenir qui lui paraissait personnellement peu imaginable: “Qu’arrivera-t-il un jour – un beau jour – se demandait-il, lorsque la Pologne obtiendra à la fin la liberté politique? Se pourra-t-il que l’étrange tension spirituelle qui caractérise actuellement l’élite démocratique polonaise assez nombreuse disparaîtra tout à coup? Les églises se videront-elles? Est-ce que la poésie ne fera l’objet que d’experts ennuyés comme c’est le cas des heureux pays occidentaux? Se pourra-t-il que le cinéma ne deviendra qu’une branche d’une industrie de distraction? Est-ce que tout ce qui est apparu en Pologne comme réaction au danger du totalitarisme, tout ce qui a été sauvé du déluge et de la destruction, et comme soulevé au-dessus d’un haut mur défenseur, cessera d’exister après le danger disparu?”

Il est clair que ce n’est pas un problème foncièrement polonais, mais un problème de l’Europe de l’Est. “L’étrange tension spirituelle”, générée par les intellectuels de cette partie de l’Europe dans leur processus de résistance contre le totalitarisme soviétique et de valorisation de leur liberté intérieure, s’est éteinte pour faire l’histoire. Les pays postcommunistes sont entrés dans une nouvelle ère, foncièrement non héroïque, où les anciennes habitudes d’opposition et de lutte se sont avérées inutiles et les nouvelles habitudes de travail quotidien et consciencieux n’ont pas encore pris d’extension. Les vétérans d’une longue lutte anticommuniste ont tous les droits de se sentir déçus; ils espèrent encore à la force magique de la vieille rhétorique (dont l’un des élément est leur mythe favori de l’existence d’une Europe “du Centre et de l’Est”), mais les communautés postcommunistes y font souvent la sourde oreille tout en s’orientant plus volontiers vers les communistes réformés, voire parfois non-réformés.

Jadis Milan Kundera a astucieusement défini l’Europe Centrale non comme une “contrée-espace”, mais comme une “culture ou bien une destinée”. “Les frontières, écrivait-il, sont illusoires et changeantes selon les situations historiques. Cette Europe ne peut être déterminée ni tracée par des frontières politiques… mais par de grands événements communs qui touchent tous les habitants de ce territoire et les font regrouper d’une nouvelle manière en fonction des changements perpétuels de frontières, lesquelles déterminent l’aire des mêmes souvenirs, des mêmes problèmes et conflits, des mêmes traditions communes”.

Tout en développant d’impressionnantes métaphores poétiques, Kundera essaye d’élucider pourquoi ce mythe (cet “espace illusoire”, pour reprendre ses termes) ne concerne pas les Européens de l’Ouest, pourquoi il leur semble “périmé et incompréhensible”. Le fait est dans ce que, écrit Kundera avec amertume, l’Europe occidentale subit elle-même “le processus de la perte de son identité culturelle”, qu’elle ne se ressent plus comme une entité proprement dite culturelle” et que par là elle “envisage l’Europe Centrale seulement comme une certaine réalité politique, autrement dit, elle n’y voit qu’une “Europe de l’Est”.

Sans entrer dans le fond du problème de l’identité européenne basée sur une religion et une culture communes (“valeurs déterminantes à travers lesquelles les Européens s’identifient comme tels”) nous concentrons notre attention sur une erreur typique des Occidentaux, que reconnait Kundera en particulier. Cette erreur consiste non pas dans l’affirmation qu’à partir d’un certain moment l’identité ouest-européenne a changé, subissant, pour ainsi dire, une corrosion après avoir perdu son composant culturel au profit du marché, des acquisitions techniques, des mass media et de la politique. Dans un certains sens l’auteur a raison. L’erreur tragique de Kundera est dans une autre chose: il est convaincu que jusqu’à un certain moment il en était autrement, qu’à une époque antérieure (réellement “dorée”) l’Europe de l’Est était considérée par les Occidentaux comme une partie intégrante du continent, comme un élément d’une entité culturelle unique.

L’histoire donne peu de preuves pour un tel point de vue. C’est plutôt le contraire et les paroles connues de Shakespeare, tirées du “Conte d’hiver” (notamment, La Bohème “A desert shore”), peuvent bien servir d’épigraphe à toute l’histoire de l’opinion des Occidentaux sur l’Europe de l’Est. “A desert shore” voilà un autre terme pour définir le même trou noir situé au-delà de la clôture du jardin de Metternich.

Aujourd’hui les Européens de l’Est ont reçu une excellente chance de pousser cette clôture un peu plus à l’Est, aux confins occidentaux de l’Ukraine, voire même, peut-être, jusqu’à ses frontières orientales. Et, à partir de là, devenir simplement “Europe”, sans l’adjonction d’épithètes supplémentaires et sans disputes humiliantes de savoir qui est plus “central” et plus “européen”. (Pareillement aux discussions des habitants du Benilux cherchant à trancher s’ils appartiennent à l’Europe “occidentale” ou à l’Europe “centrale” ou peut-être à l’Europe “centro-occidentale”).

Comme tout autre mythe, le concept d’Europe “Centro-oriental” ne disparaîtra pas d’un coup. Il persistera autant que l’Europe de l’Est conservera sa spécificité postcommuniste marquée et jusqu’à ce que cette mystérieuse, perfide et imprévisible “Asie” se trouvera derrière le Bug, le Dniepr ou bien encore quelque part pas loin. Comme tout mythe il recèle sa propre énergie: il se créait comme la paraphrase de mythes anciens – sur le paradis perdu, sur la terre promise. Ce “paradis perdu” c’était bien l’empire des Habsbourg et l’“entité culturelle” tandis que la “terre promise” doit personnifier l’OTAN, l’UE et toujours cette “entité culturelle”. Dans son usage intérieur ce mythe assurait une mobilisation antisoviétique et anticommuniste de masse et dans son emploi extérieur il servait d’argument devant l’Occident pour exiger un appui et une acceptation supplémentaire.

Depuis le début, pourtant, ce mythe était marqué par son caractère exclusif et déficient. Son effet négatif dérivé ne consistait pas seulement dans la mystification des Européens de l’Est par des visions trop roses de leur passé et de leur avenir, mais dans l’établissement d’une hiérarchie douteuse (du point de vue éthique) de peuples “plus” ou “moins” européens en Europe de l’Est. Car dans ce contexte politique “l’appartenance à l’Europe” était quelque chose de plus qu’une notion purement géographique ou culturologique; c’était aussi un rappel implicite sur le caractère aléatoire et anormal de son appartenance temporaire à l’“Asie”, c’était un signal SOS particulier, un rappel énergique de son autre citoyenneté civilisatrice, d’une autre citoyenneté et par là l’exigence d’une aide urgente du côté de la “vraie” patrie – l’Europe. De fait cela rappelait une chamaillerie peu sympathique entre des détenus visant à savoir qui d’entre eux aspirait le plus à la liberté et qui, partant, méritait la libéralisation le premier.

L’exclusivité semble être propre aux Européens de l’Est dans la même mesure qu’à ceux de l’Ouest: déjà aujourd’hui les chanceux qui ont senti dans le jardin de Metternich avec la première vague d’élargissement de l’OTAN sont convaincus que l’“Asie” commence quelque part aux frontières orientales de la Pologne et aux frontières méridionales de la Hongrie et que toutes ces Macédoines, Biélorussies, Tchétchénies, Arménies ne sont que “A desert shore”.

Tous nos bavardages sur l’“unité culturelle” pèseront peu du moment que l’on négligera les Albanais pour leur pauvreté, les Biélorusses parce qu’ils sont “presque Russes”, les Sorabes peu nombreux et les Géorgiens avec les Arméniens parce qu’ils sont bien éloignés de nos petits jardins. Ici on pourrait bien s’étendre sur l’ancien Etat arménien (ou géorgien) qui était chrétien et qui avait son écriture et sa culture propres encore à l’époque quand il n’était même pas encore mention d’aucune nation européenne moderne, mais qui cela intéresse-t-il? Qui dans cette soi-disant “Europe” s’intéresse au merveilleux cinéma géorgien (presque “européen”, à propos soit dit, pour sa stylistique et tout à fait original en même temps); à la prose géorgienne qui est de premier ordre (du moins avec deux auteurs capables d’honorer la liste des lauréats Nobel), au fameux théâtre géorgien et à la peinture?… Cette “étrange tension spirituelle”, ce “désir lancinant de l’Europe”, manifestés par une petite nation qui cultive son européicité malgré les circonstances les plus défavorables intéressent les compatriotes praguois de Kundera autant que les Parisiens. A proprement parler, de quoi se plaignent nos frères de l’Europe de l’Est?

J’ai cité exprès l’exemple de la Géorgie et non pas celui de l’Ukraine qui m’est plus proche, cela pour que ma position ne pèche pas par une “étroitesse d’esprit de parti”. On aurait pu parler de même de la poésie ukrainienne qui n’est pas moins “européenne” que les vraies “européennes” et même plus intéressante, de la peinture, de la musique et des arts appliqués ukrainiens, mais, voilà, qui cela pourrait intéresser? On pourrait rappeler que l’Ukraine (du moins sa partie occidentale) n’est pas moins “centreuropéenne” que, disons, la Pologne ou la Slovaquie et que le mythe “habsbourgien” est vivant dans Lviv ukrainien dans une non moindre mesure qu’à Prague tchèque (ce n’est pas par hasard, je pense, que la revue culturologique “¯” a consacré il y a quelques années son premier numéro justement à cet héritage “centreuropéen” en y insérant l’essai classique de Kundera “La tragédie de l’Europe Centrale”, des récits de Schulz, les “Images de Galicie” de Sacher-Masoch et, naturellement, le portait de l’empereur François-Joseph sur la couverture).

Sans doute, l’Ukraine occidentale est une partie relativement pas grande sur la carte des pays et sa population s’intéresse peu à son “européité” ou à son appartenance au “Centre-Orient”. Selon les données du Centre “Initiatives démocratiques” en 1994 il n’y avait que 15% des personnes interviewés qui voudraient que l’Ukraine développe ses relations principalement avec l’ouest. Il est vrai qu’en Ukraine occidentale ce chiffre est double, mais en revanche il atteint à peine trois pourcents en Crimée. Par contre, 17% des citoyens d’Ukraine sont d’avis que le gouvernement doit s’orienter avant tout sur la Russie, chiffre menaçant et peu agréable même si l’on prend en considération que sa grandeur n’est pas considérable et qu’il y a 22% de Russes ethniques et à peu près autant des soi-disant “russophones” en Ukraine (autrement dit, pas tous les Russes ou Ukrainiens russifiés désirent le rapprochement avec la Russie).

Près de 14% des personnes interrogées affirment qu’en Ukraine on doit compter avant tout sur ses propres forces pendant que la majorité (40%) préfère un développement des relations avec les pays de Union des Pays Indépendants (UPI). Une telle orientation de la population est indubitablement conservatrice et peu favorable pour le raffermissement de l’indépendance de l’Ukraine et pour son “intégration en Europe”, déclarée par deux présidents voisins. Cette orientation reflète la crainte de changements radicaux pouvant basculer le statu quo actuel et engendrer des conflits dans la société. D’une part, les Ukrainiens font peu confiance à l’Occident et ont d’ailleurs pour cela plus d’un argument tiré de son histoire proche et plus éloignée, d’autre part, ils sont assez méfiants pour ce qui est de la Russie. Dans ce contexte l’orientation vers l’UPI est une sorte de compromis entre les sentiments et le bon sens, entre les sympathies russophiles d’une partie de la population et les préférences proeuropéennes de l’autre. De fait, elle reflète partiellement l’ambivalence générale de la société ukrainienne relevée dans presque toutes les sphères et définie avec raison par les sociologues comme la cause principale de sa stagnation ou, si l’on préfère, de sa “stabilité” (dans un pays ambivalent tous les phénomènes ont un caractre double et équivoque).

Je doute bien que l’Ukraine puisse enseigner quelque chose à l’Occident. Je ne pense pas qu’il en soit de même avec d’autres pays de l’Europe orientale. Je crois encore moins que l’Occident en ait besoin. Certes les intellectuels européens de l’Est et de l’Ouest peuvent délibérer sur ses questions à leurs doctissimes forums, comme dans le style du vieil essai de C.G.Jung intitulé “Que nous enseigne l’Inde?” L’auteur y a bien expliqué “que”, mais il n’a dit aucun mot sur “nous”. Pareillement à Jung, je crois en “que”, mais pour ce qui est du complément “que” les doutes me rongent grandement.

Les processus qui se déroulent actuellement en Europe de l’Est je pourrais les nommer de normaux. Certes, ils intéressent les experts, mais pas le large public qui recherche de vrais divertissements. Ils ne donnent pas de place particulière pour les problèmes d’appartenance à l’“Europe du Centre et de l’Est” et, sans doute, déçoivent-ils les intellectuels locaux, les vétérans de la lutte anticommuniste incapables de satisfaire leurs complexes exhibitionnistes. Dans le meilleur des cas, si l’“Asie” ne retournera pas et une nouvelle Bosnie n’éclatera pas, l’Europe de l’Est va se marginaliser avec succès et dans l’avenir elle ne fera pas plus l’objet d’intérêt qu’une Grèce, un Portugal ou une Islande. Serait-ce vraiment mal? Pour les anciens vétérans , peut-être. Mais, pour la plupart des gens, sûrement pas. Car la majorité ne pense pas à la clôture, orientale, centrale ou sud-orientale soit-elle. La plupart pense au jardin. Et, peut-être, serait-il mieux pour les Ukrainiens de retrousser enfin les manches et de se mettre à le cultiver – au nom de son “européicité” ou de son “euro-asiaticité”, voire de son “australicité”.

Traduction Alfred Rochniak

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N12 / 1998

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2001