previous article
next article
to main page

Anna Rogowska, Stanislaw Stepien

La frontière polono-ukrainienne durant les dernières cinquante années

© Anna Rogowska, Stanislaw Stepien, 1997

La frontière polono-ukrainienne actuelle n’est pas plus un produit historique, qu’elle n’a été déterminée d’après un principe ethnique. Elle a été créé selon des décisions politiques prises sans la participation de la Pologne et de ses organes légaux. Pourtant on ne peut pas dire que ses créateurs ont complètement ignoré le contexte historique, bien que son tracé ait fait fi de la répartition nationale de ladite région limitrophe qui était polonaise et ukrainienne. Dans ce dernier cas le facteur justifiant de tels actes est peut-être le fait que ces terres litigieuses ne constituaient pas un terrain ethnique homogène, mais plutôt mixte avec une prépondérance des éléments ukrainiens à la campagne et polonais dans les villes. Dans cette situation, dès le début des discussions sur la future frontière (à cette époque elle était soviéto-polonaise) qui devait séparer les deux ethnies on supposait un échange de populations, c’est à dire une émigration des Polonais de l’Ukraine soviétique en Pologne et, inversement, celle des Ukrainiens de Pologne en Ukraine.

Région frontalière entre San et Zbrutch

Les décideurs de cette époque qui créaient l’ordre politique d’après-guerre en Europe centrale ne pouvaient pas directement faire appel aux arguments historiques parce que jamais, même lors du morcellement de l’Etat ruthène médiéval, la frontière entre les ethnies polonaises et ukrainiennes n’avait été stable et, par conséquent, elle ne s’était pas ancrée dans la conscience du peuple, plus encore, à cette époque elle n’était pas connue. Donc, on a décidé de faire appel au sentiment de propriété attaché à la terre ancestrale, lequel était né au début du XXième siècle dans les milieux nationalistes des deux peuples. Du côté ukrainien, ce sentiment s’était manifesté dans le slogan “Les Lakhs, fichez le camp au-delà du San!”, slogan bien en vogue à l’époque de l’entre-deux guerres et surtout pendant la Deuxième guerre mondiale qui appelait à extorquer la souche polonaise des territoires que l’on considérait comme ukrainiens pour la rejeter au-delà de la rive (occidentale) du fleuve San. Les appétits territoriaux des nationalistes polonais étaient à cette époque bien plus grands, car, partant du fait que les villes constituaient de puissants milieux polonais, un autre slogan: “Les Ukrainiens, disparaissez derrière le Zbroutch!” était jeté pour laisser aux Polonais toutes les terres de l’ancienne Galicie orientale. Même si certains milieux intellectuels de la Pologne prenaient conscience du fait que les terres situées à l’est du San et du cours moyen du Boug (appellation tardive ukrainienne du Boh) étaient ukrainiennes à l’époque du haut Moyen Age, on était néanmoins d’avis qu’elles devaient rester dans l’Etat polonais vu l’apport culturel et civilisateur qu’il a mis dans leur développement et aussi pour des raisons de sécurité nationale. D’ailleurs, Lviv était considéré comme le troisième grand centre polonais de la vie politique et culturelle après Varsovie et Cracovie.

Les Soviétiques avançaient des prétentions territoriales sur la Galicie orientale et la Volynie, situées en Pologne, encore dans l’entre-deux guerres. Ces prétentions se basaient sur la nécessité de réunifier des terres de l’Ukraine occidentale avec la “patrie-mère”, c’est à dire avec l’Ukraine Soviétique. Pourtant, après la signature du traité de paix de Riga en 1921 qui faisait suite à la guerre polono-bolchévique, de telles exigences ne pouvaient être énoncées officiellement, on les a donc propagées par l’intermédiaire du mouvement communiste polonais et international. Chose paradoxale: les partis communistes polonais et soviétique se sont emparés du slogan nationaliste “Les Lakhs, partez à l’ouest du San!” affirmant que c’était la voix du peuple, le postulat ancestral du peuple ukrainien. Ce postulat ne pourrait être réalisé, disait-on, que lorsque l’Etat des ouvriers et des paysans – l’Union des Républiques socialistes soviétiques – prendra sous sa protection le peuple ukrainien asservi depuis des siècles par l’”Etat seigneurial et bourgeois polonais”. Les tentatives de mettre en valeur ce slogan eurent lieu en 1939 quand l’Armée Rouge, sans déclaration de guerre, envahit le 17 septembre le territoire des régions (“kresy”) limitrophes orientales de la Deuxième République de Pologne en se basant sur le Pacte germano-soviétique de non-agression du 23.VIII. 1939 (connu dans l’histoire sous le nom de pacte Ribbentrop-Molotov [1]). La frontière établie entre la République Socialiste Soviétique d’Ukraine et le Gouvernement Général allemand passait dans sa majeure partie le long du San à partir de sa source jusqu’à son cours moyen.

Le retour de la ligne Curzon

Pourtant, lorsqu’en 1944 la question de la frontière polono-soviétique devint actuelle, les milieux dirigeants de Moscou, de qui dépendait sa solution, ont compris que son tracé datant des années 1940-1941 était inacceptable tant pour le gouvernement polonais, même vassal, que pour la communauté polonaise. C’est ainsi que fut mis à jour le projet de 1919 connu sous le nom de “ligne Curzon”.

C’était un argument de caractère purement politique vu que:

– premièrement, cette ligne Curzon devait dans ses prémisses servir non de frontière, mais de permission attribuée à la Pologne par le Conseil suprême des pays vainqueurs d’organiser sur le territoire à l’ouest de cette ligne une administration étatique normale, tandis qu’à l’est de celle-ci les terres sous-jacentes devaient attendre un certain temps les décisions ultérieures dudit Conseil selon la situation politique;

– deuxièmement, la ligne Curzon avait dans son cours méridional deux variantes différentes, notamment une “ligne A” qui passait à près de 80 kilomètres à l’ouest de Lviv, maintenant Przemysl en territoire polonais, et une “ligne B” qui gardait du côté polonais non seulement Lviv, mais aussi la région pétrolifère de Boryslav et de Drogobytch.

Comme on le sait, la ligne Curzon n’a joué aucun rôle dans la délimitation de la frontière Est de la Pologne dans les années 1919-1921, mais elle a servi toutefois d’argument sérieux pour les dirigeants moscovites qui ont décidé de tout dans les années 1942-1945. De fait, on a opté pour la “ligne A” bien incommode pour la Pologne, sans autres discussions. C’est en 1942, pour la première fois, que l’Union Soviétique a avancé l’affaire de sa frontière avec la Pologne lors des discussions menées avec la Grande Bretagne [2]. Et peu de temps après, lors de la même année, cette question rejaillit pendant les contacts polono-soviétiques. Malgré les protestations polonaises, la partie soviétique tint fermement à garder les terres occupées en 1939, non pas en vertu du pacte Ribbentrop-Molotov, mais selon le droit des peuples biélorusse et ukrainien à jouir de leurs droits à l’autodétermination exprimés en octobre 1939 lors du plébiscit [3]. Les protestations polonaises n’eurent pas de suite car l’année suivante, sous la pression de la diplomatie soviétique, une entente secrète non-formelle, anglo-américaine fut établie selon laquelle les grands Etats reconnaissaient le droit de l’URSS de s’annexer la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie et les terres orientales de la Pologne jusqu’à la ligne Curzon [4].

Les succès militaires de l’URSS en 1943 eurent pour effet le fait que les positions des grands Etats tels que la Grande Bretagne et les Etats Unis devenaient de plus en plus accommodantes vis-à-vis des exigences de l’Union Soviétique. Cela est devenu tout à fait clair à la conférence de Téhéran. C’est là qu’on s’est mis d’accord en principe sur le tracé de la frontière polono-soviétique, notamment sur son parcours ukrainien, acceptant la ligne Curzon comme son point de départ [5]. Dans le document final il n’était pas précisé pourtant si la délimitation de la Galicie orientale se ferait selon la ligne A ou la ligne B, ce qui devait permettre d’interprêter différemment l’appartenance étatique de Lviv [6]. Les décisions de Téhéran concernant les frontières n’ont pas été pleinement diffusées et apportées officiellement à la connaissance des autorités polonaises, ce qui leur compliquait sans aucun doute la possibilité de mener une politique réaliste envers l’URSS. A plusieurs reprises le gouvernement britannique faisait pression sur le gouvernement polonais en exil pour le forcer à accepter la ligne Curzon. Les arguments présentés devaient prouver que cette ligne était pour la Pologne bien plus commode que la frontière de 1939, établie après l’annexion des “kresy” de l’est. A part cela la Pologne recevrait une contribution faite au compte de l’Allemagne sous forme des terres occidentales et septentrionales, de sorte que la frontière polono-allemande passait sur l’Oder et la Neisse de Lusace. Le gouvernement polonais opposa une résistance ferme à ces pressions. Il ne pouvait pas les accepter ne serait-ce qu’ à cause de sa coalition politique. Le gouvernement était composé de socialistes qui étaient partiellement favorables à des concessions et de national-démocrates qui persistaient fermement à l’inviolabilité territoriale de la Pologne. En outre il fallait prendre en compte l’opinion de la communauté polonaise dans le pays occupé, population qui en grande majorité vivait sur des terres qui devaient se trouver hors des frontières du pays libéré et qui dans aucun cas ne voulait accepter des changements désavantageux de la frontière orientale de la Pologne.

Cependant, les événements historiques, surtout ceux de 1944, ont voulu que la position des Polonais a perdu son poids international vu la pression britannique et américaine, l’avancée des troupes soviétiques et leur pénétration sur l’ancien territoire de la Pologne. D’autant plus qu’à l’inspiration de Moscou, des institutions politiques, créées d’abord en URSS et plus tard dans le pays libéré, étaient prêts à soutenir inconditionnellement la position soviétique sur la frontière polonaise de l’Est. Au début c’étaient:

le Parti ouvrier polonais [7] qui fonctionnait dans le pays à partir de 1942,

l’Union des patriotes polonais [8] créée à Moscou en 1943,

et le commandement de l’Armée populaire polonaise [9] qui faisait la guerre aux côtés de l’Armée Soviétique.

C’étaient eux qui en 1944, soutenus un minimum par d’autres forces politiques prêtes à collaborer loyalement avec le gouvernement soviétique et encouragés par Staline, ont fondé d’abord une représentation politique nommée Conseil National Populaire (Krajowa Rada Narodowa) qui par la suite a donné naissance à un organe usurpateur exécutif – le Comité Polonais de la Libération Nationale (Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego, le PKWN) considéré par les communistes comme le gouvernement polonais du peuple. C’est justement ce Comité qui, du 22 au 27 juillet 1944, eut des entretiens officiels avec la partie soviétique sur le thème de l’arrangement de la frontière Est de la Pologne. Quelques discussions ont finalement abouti à un accord concernant son parcours. La partie ukrainienne de la frontière devait passer “à partir de la rivière San vers l’Est jusqu’à la localité nommée Myczkowce pour aller plus loin de Przemysl jusqu’à l’Ouest de Rawa Ruska et la rivière Soloka, le Boug occidental vers Nemyriv¼”[10].

Il est à souligner que l’entente entre le Comité et le gouvernement de l’URSS statuait pleinement sur la question du tracé de la frontière orientale de la Pologne. Malgré les négociations ultérieures, comme les entretiens officiels à Moscou entre le gouvernement légal polonais à Londres et les dirigeants soviétiques, et malgré les faits historiques connus liés à la conférence de Yalta, à la fin de la guerre et à la conférence de Potsdam, la dite frontière n’a pas subi de changements notables.

Le gouvernement polonais à Londres, ainsi que les masses populaires du pays, ne l’ont pas accepté intégralement, mettant en doute sa valeur juridique et soulignant que l’entente a été faite sous le diktat moscovite. Cet acte a été considéré comme un asservissement du peuple et un mépris de l’Etat légal. Pourtant, les succès militaires des armées soviétiques, le soutien total de Churchill et de Roosevelt envers Staline pour ce qui est de la frontière de la Pologne, tout cela a contribué à ce que l’on ne tienne pas compte des protestations polonaises, d’autant plus que les terres libérées par l’armée soviétique sont passées sous l’administration du PKWN.

Dans cette situation Stanislaw Mikolajczyk [11], Premier Ministre du gouvernement émigré, sous la pression de Churchill, a dû chercher un accord avec Staline. Acceptant la ligne Curzon dans sa partie nord et au milieu, il se battait le plus longtemps possible pour un tracé sud de la frontière confirmant l’appartenance de Lviv à la Pologne (cf. la “ligne B”)[12]. Dans le pays même il y eut des mouvements visant à influer sur l’établissement de la frontière, notamment par le Soulèvement de Varsovie et par l’action dite “Tempête” qui devaient appuyer la position du gouvernement polonais émigré. Malheureusement, l’échec de ces actions et le plein soutien de la ligne Curzon du gouvernement britannique ont décidé de la question.

Il s’ensuivit une acceptation officielle internationale de la ligne, sans la participation de la partie polonaise s’entend, à la conférence des trois grands à Yalta qui s’est déroulée du 4 au 11 février 1945. Dans son communiqué final on déclarait que “¼ la frontière Est de la Pologne doit passer par la ligne Curzon avec une déviation dans certains endroits atteignant cinq à huit kilomètres pour le compte de la Pologne” [13]. Naturellement il s’agissait de la “ligne A” au sud qui faisait entrer Lviv au sein de l’URSS [14].

Ces décisions n’ont pas été revues à la conférence de Potsdam, mais du côté bipartite polono-soviétique elles ont été précisées dans les détails à la conférence de Moscou où le 16 août 1945 fut signé le traité frontalier polono-soviétique qui déterminait le parcours de la frontière commune [15]. Ce traité a été ratifié au début par l’Union Soviétique et plus tard, le 31 décembre 1945, par le comité usurpateur Krajowa Rada Narodowa qui, évidemment, n’avait pas de sanction constitutionnelle. Selon la malheureuse habitude de cette époque, il a été adopté unanimement, sans discussion. Connaissant la position du peuple qui n’acceptait pas cette ligne de frontière, la question n’était jamais débattue publiquement, même pas pendant la période stalinienne quand les autorités falsifiaient délibérément les résultats des élections ou des référendums. En 1947 pendant le soi-disant “référendum populaire” il n’a été question que de la frontière Ouest de l’Oder et de la Neisse de Lusace.

La force normative du fait accompli

Après la ratification de la frontière Est une Commission Délimitatrice polono-soviétique a été créée laquelle, à partir du 7 mars 1946 au 27 avril 1947, a déterminé le parcours sur place. Quelques modifications insignifiantes du projet exécuté sur la carte à Moscou ont été faites.

Le parcours ukrainien de la frontière polono-soviétique n’a pas subi de changement jusqu’en 1951. En effet, le 15 février de cette année un traité sur des changements mutuels de territoires a été signé. La Pologne a dû céder 480 km² du “coude du Boug”; C’est à dire les terres situées sur la rive gauche du Boug à l’ouest de Sokal (entre la Solokia et le Boug), en échange d’un même territoire près de Bieszczady avec la petite ville de Ustrzyki Dolne. La cause de cet échange était la découverte sur le territoire polonais d’un gisement de houille. Après l’acquisition de cette région l’Union Soviétique y a construit quelques mines de charbon qui donnèrent un rendement annuel moyen de 15 millions de tonnes environ. A cela il faut ajouter les terres fertiles qui s’y trouvaient. Par contre la Pologne a obtenu un terrain montagneux avec des terres peu exploitables et des gisements de pétrole déjà épuisés. Pourtant, avec le temps et sa mise en valeur, ce coin est devenu une région touristique attirante où on a construit un barrage sur le cours du San à Solina qui, tenant compte de sa station hydroélectrique, a atteint une importance économique notable.

Comment pouvait-on apprécier la démarcation de la frontière polono- soviétique du point de vue du droit constitutionnel polonais? Eh bien voilà, il n’y a pas de doute que cette frontière à été imposée de force à la Pologne et qu’immédiatement après la guerre elle n’a été approuvée que par des autorités illégales du régime. L’opinion publique polonaise s’y est lentement habituée, à la longue. L’acceptation prenait racine avec peine, mais irrémédiablement. Parmi les différents facteurs qui la favorisaient ,citons les plus importants:

3) le sentiment d’impuissance envers le régime moscovite, soutenu dans l’affaire des frontières par les Etats-Unis et la Grande Bretagne;

4) la reconnaissance internationale du gouvernement polonais vassal de l’URSS, qui maintenait une position ferme à propos des nou2velles frontières;

5) l’échange des populations qui a supprimé le problème d’une présence importante de minorités polonaises sur le territoire ukrainien;

6) l’attisement de la propagande après la guerre par le régime local qui faisait des Ukrainiens des ennemis séculaires de la Pologne, coupables en particulier de meurtres monstrueux contre les Polonais pendant la Deuxième guerre mondiale; la population polonaise vivant parmi les Ukrainiens se serait sentie depuis toujours dans l’insécurité parce que les Ukrainiens auraient fait alliance avec les ennemis de la Pologne dans leur lutte pour les territoires prétendus les leurs, et ils continueraient de la sorte et ne pardonneraient jamais aux Polonais, si Lviv devait revenir un jour à la Pologne.

7) la diffusion dans les écoles et dans les mass médias de toute une série de programmes affirmant que les terres rendues aux Ukrainiens étaient historiquement ukrainiennes. De fait, on associait à cet argument des thèses positives qui disaient que la Pologne avait reçu, en guise de compensation, des terres occidentales et septentrionales et que, par là, on avait obtenu le retour “les anciennes terres des Piasts de la mère-patrie de Pologne”.

1) Cette argumentation était renforcée par des considérations d’ordre économique. On faisait référence à la pauvreté du sous-sol et à la mauvaise qualité des terres à l’est, et en même temps on soulignait la grande valeur économique des régions acquises à l’ouest et au nord, les riches gisements de charbon en Silésie et l’ample accès à la mer. Parfois, on y ajoutait des arguments concernant la sécurité des frontières de la Pologne: elles étaient, enfin, géographiquement naturelles grâce aux montagnes des Sudètes et des Carpates, aux fleuves Oder et la Neisse de Lusace et aussi grâce à la mer Baltique.

La reconnaissance de la frontière ukraino-polonaise par l’opinion publique de la Pologne était fortement appuyée par les dialogues et les contacts réalisés en Occident par la diaspora polonaise et ukrainienne. Un rôle certain y jouaient aussi les contacts entre les intellectuels, par des articles et des publications faites dans la revue parisienne “Kultura” et les “Zeszyty historyczne” ainsi que dans les émissions de la Radio “Liberté” et “Europe libre”. Vers la fin des années 70, des discussions entre les gouvernements polonais et ukrainien en émigration furent amorcées. Il est vrai que ces institutions ne jouissaient pas de la reconnaissance internationale et fonctionnaient sous des formes rudimentaires; leur autorité dans les deux pays respectifs avaient pourtant un poids notable. Ces pourparlers s’achevèrent par une déclaration polono-ukrainienne de collaboration mutuelle signée à Londres le 28 novembre 1979. Cet événement eut un impact sensible sur l’opposition démocratique en Pologne qui, surtout dans les années 80, considérait, dans les pages des publications réitérées, la frontière polono-ukrainienne justifiée et indiscutable. Cette position trouvait sa confirmation lors des rencontres clandestines avec l’opposition ukrainienne.

Voyager sous le régime socialiste

Quelle appréciation peut-on donner au fonctionnement de la frontière polono-ukrainienne au cours du demi-siècle passé? Depuis sa démarcation définitive en 1947 et durant les quelques décennies qui ont suivi, elle est devenue de fait une frontière presque impénétrable. Avant 1991, c’est à dire pendant la période soviétique, partir de la Pologne pour aller en Ukraine n’était possible qu’après avoir obtenu une invitation dans le but de rendre visite aux familles, sachant que les autorités compétantes polonaises tenaient à réduire à un minimum la quantité des départs. Ces derniers dépendaient de la situation météorologique politique en URSS; en périodes de dégel ils étaient nombreux, en périodes glaciaires ils devenaient rares. C’est pendant la période stalinienne qu’il était le plus difficile de passer la frontière polono-ukrainienne.. A cette époque, tous ceux qui entreprenaient un voyage en Ukraine soviétique étaient minutieusement contrôlés par les organes de la sécurité et l’autorisation de départ était extrêmement difficile à obtenir. Plus tard, malgré la libéralisation de la réglementation de sortie, tout citoyen polonais était dans l’obligation de se faire inscrire au bureau local de la milice ukrainienne et de ne pas bouger de son lieu d’invitation; pour ce qui est des voyages il dévait suivre des itinéraires définis et quitter l’URSS le jour même de l’échéance indiquée dans l’invitation. Le passage de la frontière polono-ukrainienne était plutôt fait par des citoyens polonais d’origine ukrainienne car ils pouvaient avant tout motiver leur départ par la nécessité de rendre visite à des parents et de régler des affaires de famille importantes.

Cependant, le départ pour l’Ukraine était bien facile à réaliser par les représentants d’organismes étatiques et du parti lors des visites officielles ou pour organiser des cours communs d’instruction politique; les jeunes, groupés dans des organisations socialistes, pouvaient, eux aussi, partir en Ukraine. Ce n’est que dans les années 70 et 80 que l’on voit grandir le nombre des excursions organisées par des bureaux de tourisme polonais; mais y prenaient part seulement ceux qui avaient fait preuve de zèle dans le travail social, qui avaient obtenu de bonnes notes dans les études ou pour leur travail. L’échange des jeunes était plutôt de petite ampleur car il était organisé par des associations politiques liées toujours idéologiquement avec le komsomol de l’autre côté de la frontière. Pour le citoyen polonais moyen, la seule possibilité de venir en Ukraine sans invitation étaient des soi-disant “trains d’amitié”, c’est à dire des excursions faites en chemin de fer, planifiées d’avance selon un programme et un itinéraire déterminés dans le but de montrer aux participants les acquis de la construction du socialisme en URSS et la supériorité du système qui y régnait. De telles excursions étaient pourtant bien tentantes pour les citoyens polonais pour des raisons tout autres, elles permettaient notamment d’acheter des articles manquants ou chers en Pologne. La bijouterie en or, surtout, jouissait d’une grande popularité. C’est de cette manière que les participants de telles excursions se finançaient non seulement le voyage, mais obtenaient des gains en argent comptant. A cette époque le tourisme individuel n’existait pas.

En 1980, après l’apparition de la “Solidarnosc” en Pologne, il y eut un “resserrement” de la frontière jusqu’à la moitié des années 80. Le contrôle des passages frontaliers effectués par les citoyens polonais connut son apogée durant l’état de siège en Pologne, c’est à dire du 13 décembre 1980 jusqu’au 22 juillet 1983. Il y eut une certaine libéralisation dans les voyages pour l’URSS à la fin des années 80 pendant la “péréstroïka”, réalisée par Mikhail Gorbatchev, le sécrétaire général du parti communiste de l’Union Soviétique de l’époque[16], et l’on pouvait voyager plus librement en Ukraine. En 1990, pour y venir il suffisait d’obtenir une invitation de n’importe quelle organisation ukrainienne. Les échanges culturels polono-ukrainiens connurent une certaine ampleur, bien qu’ils eussent toujours un caractère officiel et furent contrôlés par l’appareil de l’Etat. Avec cela les voyages des Polonais en Ukraine devinrent très nombreux car il s’agissait d’y acheter des marchandises et des articles alimentaires bien meilleur marché. Cela avait suscité les protestations de citoyens ukrainiens, vu la disparition partielle des dits articles sur le marché ukrainien. Il s’ensuivit une pression sur les organismes d’Etat et sur la direction des douanes afin de réduire l’exportation des marchandises d’Ukraine.

Après la chute du bloc de l’est

Une libéralisation du contrôle des autorités ukrainiennes concernant la question des passages frontaliers eut lieu après la Déclaration de la souveraineté de l’Ukraine du 16 juillet 1990 et après l’Acte de l’indépendance signé le 24 août 1991. La Pologne fut la première à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine. Cela est advenu au lendemain du référendum organisé en Pologne le premier décembre 1991 [17]. Dès lors, la partie polonaise soulignait à chaque occasion l’inaltérabilité de la frontière existante polono-ukrainienne, comme par exemple lors des visites en Pologne du premier ministre du gouvernement ukrainien Vitold Fokine en octobre 1991 et du ministre de la défense de l’Ukraine Konstantyn Moroz le 14 janvier 1992 [18]. Au niveau international, la position officielle concernant la frontière a été exprimée le 18 mai 1992 à Varsovie dans le “Traité entre la République de Pologne et de l’Ukraine sur le bon voisinage, les rapports d’amitié et de collaboration “qui témoignait que “la frontière existante, marquée sur le terrain entre la Pologne et l’Ukraine, est considérée comme inaltérable par les parties contractantes, lesquelles confirment en même temps n’avoir aucune prétention en fait de territoire, ni aujourd’hui ni dans l’avenir” [19].

Il est à souligner que ce traité était le couronnement d’un processus qui avait une base sociale en Pologne, qui avait accepté le tracé de la frontière polono-soviétique et qui, d’autant plus, le faisait après 1991. Actuellement, il n’existe pas en Pologne de forces politiques qui demanderaient une révision de la frontière polono-ukrainienne. Il n’y a pratiquement pas d’interventions publiques sur ce point, même dans les milieux des “associations compatriotes” qui bien souvent prennent la parole en ce qui concerne la nécessité de conserver le patrimoine culturel polonais et les monuments historiques en Ukraine.

Pourtant, il existe en Pologne, surtout parmi les gens moins instruits, certaines appréhensions devant le révisionnisme territorial ukrainien. Voilà pourquoi il arrive que des milieux politiquement moins instruits et aussi une presse régionale de second ordre fassent enfler les incidents sporadiques antipolonaises en Ukraine. Il en fut ainsi, il y a quelques années, lorsqu’à une réunion du Roukh populaire ukrainien on avait brandi des blasons de Przemysl et de Chelm. Des milieux politiques en Pologne, hostiles à l’Ukraine, ont essayé d’en faire grand cas, même si c’est connu que le Roukh, en tant que groupement politique, est loin d’être nationaliste ou enclin à réviser les frontières. Par contre, bien plus dangereux ont été des articles publiés sur les pages de journaux tels que “Nationalist” ou “Oukraïnskyi Tchass”. Ce dernier, par exemple, avait publié en 1991 une carte où les territoires ukrainiens atteignaient des recoins bien éloignés à l’intérieur de la Pologne. Les articles de ce genre tentaient de répandre l’opinion selon laquelle l’étatisme ukrainien ne serait atteint que lorsque l’Ukraine aurait repris les terres habitées autrefois par une population ukrainienne [20]. Malgré le petit tirage de ces journaux et leur influence politique infime, leurs publications inculquaient à une partie de la population polonaise, politiquement peu instruite, le sentiment que les Ukrainiens n’acceptent pas la frontière actuelle avec la Pologne. Ces craintes, pourtant, n’ont jamais eu de prise sur ceux qui décidaient de la vie politique polonaise ainsi que sur les milieux intellectuels.

Le rapprochement et la collaboration polono-ukrainienne et, par là, le fonctionnement de la frontière, étaient le résultat des accords et des ententes conclus au niveau local par les représentants des autorités administratives autonomes des régions frontalières. Une telle entente avait été signée déjà un peu plus de deux semaines après le référendum concernant l’indépendance de l’Ukraine. C’était notamment le 18 décembre 1991 à Tomaszów Lubelski lorsque du côté polonais quatre voïvodes de Chelm, Zamosz, Przemysl et de Krosno avaient signé respectivement avec deux gouverneurs des provinces de Volynie et de Lviv une “Entente sur la collaboration des voïvodies et des régions de Pologne et d’Ukraine”. Le but de cette entente était de créer des conditions favorables à une collaboration globale des régions frontalières mentionnées. A cette fin on a créé une Commission Mixte dont le devoir était d’étudier les prescriptions juridiques réglant l’activité des entreprises économiques, d’améliorer les télécommunications et le mouvement à travers la frontière.

De grands espoirs sur l’activation des contacts entre les régions frontalières étaient liés à la création le 14 février 1993 de l’Association Interrégionale “Eurorégion Carpatique” dont les signataires étaient la Pologne et l’Ukraine, la Slovaquie et la Hongrie. Malheureusement, cette initiative s’est heurtée en Pologne et en Slovaquie à des résistances dans la population alimentées par des partis de droite qui entrevoyaient dans la création de structures supranationales, ne comprenant que des parties des pays concernés, un danger de l’intégralité territoriale des Etats. De plus, quant à la Pologne et l’Ukraine, il n’existait pas au départ de ligne frontalière commune dans le cadre de l’eurorégion, ce qui a changé récemment lorsque la région de Lviv (Oblast) s’y est intégrée.

Depuis lors, on a signé deux accords réglant certaines sphères de la vie sociale. En particulier ont été signés :

le 28 juin 1993 une entente sur la collaboration dans le domaine de la lutte contre les dangers après des catastrophes naturelles (entre le voïvode de Przemysl et le chef de l’état major de la Défense civile de la région de Lviv);

le 24 novembre 1994 un accord sur la collaboration concernant les échanges touristiques de part et d’autre de la frontière polono-ukrainienne.

L’étape suivante, dans le domaine du développement de la circulation entre les deux pays a été marquée par la signature d’une collaboration multiforme entre les chefs des régions frontalières et les voïvodes[21]. Des accords signés par des organismes de gestion autonome en ont fait suite. Un tel accord a été signé, par exemple, le 10 juin 1995 par les maires de Przemysl et de Lviv.

L’appréciation des résultats de ces accords et de ces ententes laisse pourtant à désirer car ils semblent avoir peu influencé la lente marche du changement dans le fonctionnement de la frontière en question, fonctionnement établi encore à l’époque du régime communiste et peu propice à une simplification maximale du mouvement privé et d’un passage de biens matériels conforme aux standards européens. Les causes d’un tel constat sont nombreuses.

– Sans aucun doute, ce sont les barrières psychologiques et sociales. Les deux peuples, polonais et ukrainien, étaient habitués, presque un demi-siècle durant, à ce que la collaboration entre les régions frontalières s’effectue par l’intermédiaire des autorités centrales et que les initiatives locales subissent des restrictions de la part de ces dernières.

– Les services des garde-postes étaient formés de manière à voir dans celui qui traverse la frontière un malfaiteur potentiel et cela d’autant plus que la pénurie des biens dans les deux pays faisait traverser dans les deux sens de la frontière des marchandises rares.

Ces habitudes, qui frôlent souvent le manque de culture personnelle des services de la douane et des gardes-frontières, sont éliminées bien lentement, d’autant plus que dans la majorité des cas, ce personnel accomplissait ses fonctions encore pendant la période communiste. Du côté ukrainien, dans une grande proportion, fonctionnent des prescriptions datant encore de la période soviétique. Il n’est pas question, par exemple, de faire passer même un exemplaire de dictionnaire ou d’encyclopédie acheté pour ses propres besoins.

La frontière polono-ukrainienne souffre d’un manque de passages. Ceux qui existent ont besoin d’être modernisés. Vu qu’ils étaient aménagés à une époque où les passages de la frontière se faisaient rares, actuellement ils ne sont pas en état de laisser passer un nombre toujours grandissant de personnes et de marchandises, d’autant plus que le contrôle douanier est très long. Ces passages sont, selon les instructions, destinés exclusivement aux véhicules, les piétons n’y ont pas accès, ce qui est absurde de nos jours. C’est une complication considérable, surtout pour les habitants du voisinage proche de la frontière. La situation financière fragile des deux pays rend difficile la réalisation des plans, déjà établis, qui permettraient d´augmenter et moderniser les passages existants. Certains espoirs d’amélioration du mouvement frontalier sont liés à la construction imminente de l’autoroute Est-Ouest. La voïvodie de Przemysl qui serait traversée par celle-ci associe ces plans de construction à une effervescence économique dans la région. C’est dans cette perspective qu’en 1995 une Zone Douanière Libre Przemysl- Medyka est créée.

Malgré les incommodités et les complications susmentionnées, la libéralisation des règlements dans la délivrance des passeports, effectuée après 1989 en Pologne et en 1991 en Ukraine, a eu comme effet un énorme mouvement spontané des citoyens des deux pays à travers la frontière. Dans sa majorité ce dernier est lié au petit commerce.

Du côté polonais on ne voit pas de tendance à réduire l’arrivée des citoyens ukrainiens en Pologne. Il est vrai que ces dernières années des voix en provenance des dirigeants locaux de l’Union Chrétienne Populaire (Zwiazek Chrzescijansko-Narodowy) se faisaient entendre en vue d’une restriction d’autorisation d’entrées, mais on n’y mettait pas de motivations politiques, seule la peur de crimes commis par des étrangers étaient en cause. Il y eut encore des tentatives de soulever ce problème lors de l´apparition de cas de choléra en Ukraine.

En pratique ces exigences n’ont jamais été prises en considération car le Ministère des Affaires Etrangères de Pologne avait une position ferme pour établir dans la mesure du possible des standards européens à la frontière orientale.

Jusqu’à présent l’arrivée des citoyens ukrainiens en Pologne et des citoyens polonais en Ukraine s’effectuait sur la base d’invitations individuelles ou officielles, pas difficiles à se procurer, vu que le cachet de n’importe quelle organisation juridiquement enregistrée y suffisait. Pourtant le moyen le plus simple pour passer la frontière était l’achat d’une invitation simulée pour un prix symbolique. La mesure suivante, qui cette fois libéralise totalement la traversée de la frontière polono-ukrainienne, est l’établissement le 17 septembre 1997 d’un régime sans visa. Sur la base des règlements en vigueur, les citoyens des deux pays peuvent passer la frontière à condition de présenter leurs passeports valables et de rester sur le territoire du pays voisin pas plus de 90 jours ou de voyager par transit. Pour un séjour plus long un visa est demandé.

En analysant le mouvement frontalier polono-ukrainien des dernières années il est à remarquer une diminution sensible de l’arrivée des citoyens polonais en Ukraine et une augmentation stable de l’arrivée des citoyens ukrainiens en Pologne. Par exemple, en 1995 le passage frontalier ukraino-polonais le plus fréquenté des deux côtés à Medyka avait atteint 3.400.000 personnes. A l’entrée on avait compté 1.500.000 étrangers et 100.000 Polonais, tandis que 1.700.000 étrangers mais toujours 100.000 polonais en étaient sortis. Il en était de même à d’autres postes-frontières polono-ukrainiens. En 1996 la somme totale était de 10.600.000 personnes. C’était, comme nous l’avons déjà dit, un mouvement croissant de voyageurs, car en 1996 le pourcentage des personnes ayant passé la frontière polono-ukrainienne a augmenté de 10,4% par rapport à 1995, et jusqu’à 60,5% par rapport à 1994[22]. Il en est de même pour l’année 1997 qui maintient une tendance stable de l’accroissement de la quantité de personnes traversant la frontière interétatique.

CONCLUSIONS

En dressant le bilan de notre aperçu, on peut en tirer les conclusions suivantes:

– Malgré le fait que la frontière polono-ukrainienne fût imposée de force à la Pologne par les Etats de la coalition antihitlérienne, sans tenir compte des autorités légales polonaises, actuellement cette frontière est pleinement acceptée par l’opinion publique polonaise. Parmi les facteurs qui ont favorisé ce fait les principaux sont sans doute les suivants: la déportation des Polonais des terres ukrainiennes en Pologne et celle des Ukrainiens de Pologne en Ukraine, ainsi que l’approbation du parcours de la frontière par des considérations d’ordre historique et ethnographique. En outre, cette acceptation a été directement appuyée par la collaboration de l’opposition anticommuniste polono-ukrainienne et par l’accès à l’indépendance des deux pays qui avaient subi le joug moscovite;

– La frontière polono-ukrainienne servait à l’époque soviétique de barrière qui rendait difficile ou impossible le libre transfert de personnes et de biens matériels;

– Dans les années 1989-1991 a été initié le processus de la rénovation du fonctionnement de la frontière entre la Pologne et l’Ukraine; rénovation qui se caractérisait par une lente libéralisation des règles de passage jusqu’à la mise en application actuelle d’un mouvement sans visas;

– Dans le but de raccourcir le temps de passage aux frontières, il faudrait agrandir la quantité de passages, moderniser ceux qui sont actuellement en fonction et mieux former les services frontaliers;

– A l’avenir, la frontière polono-ukrainienne va jouer un rôle principal dans la communication et dans la collaboration économique entre l’Union Européenne et l’Europe de l’Est.

Traduction Alfred Rochniak

up


N12 / 1998

20

2001