Jacques Rupnik
La nouvelle carte de l'Europe
© Liberation 06.11.1999
Directeur de recherches au Ceri (Centre détudes et des
recherches internationales), Jacques Rupnik est spécialiste de
lEurope de lEst. Il dresse le bilan de ces dix années
de transition.
Dix ans après la chute du Mur, on sent une cer-taine désillusion.
Pourquoi?
Une sorte de blues post-totalitaire hante les pays de lancien bloc soviétique.
Beaucoup rêvaient dune réinvention de la démocratie
concrétisant les idées que défendaient depuis des
années les dissidents, celles dune politique antipolitique
fondée sur des valeurs éthiques et sur la société
civile. Partout avaient surgi des forums civiques, expression
de ce désir de construi-re à partir de zéro. Or,il
y a eu un processus dimitation. La scène politique de ces
pays donne aujourdhui limpression dêtre aussi
banale et prosaïque quen Occident, tout aussi marquée
par des pratiques de corruption et daffairisme. Elle est même
souvent pire, car ces institutions démocratiques plus récentes
et plus fragiles ont donné la part belle à des populistes
en tous genres. Le bilan nen est pas moins pour lessentiel
positif, bien que les pays post-communistes ne constituent pas un ensemble
homogène.Hormis la Yougoslavie, la transition a été
partout peu ou prou pacifique. Elle a créé un cadre institutionnel
pour la démocratie et permis une reconversion économique.Elle
a surtout instauré des sociétés infiniment plus
libres que celles qui les précédaient.
Les processus de transition ont eu des rythmes très différents, faisant
appa-raître de nouvelles divisions à lest du continent. Quelles sont-elles?
Une nouvelle carte politique de ce qui fut lEurope de lEst est en gestation,
où il est possible didentifier trois entités aux contours encore imprécis.
Dabord lEurope centrale, qui est la relative réussite de la transition. Ce
sont des pays comme la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, et même la
Slovaquie qui, après un écart, revient dans le giron. Dans le même groupe se
rangent la Slovénie et les Pays baltes. Là, la sortie du communisme a abouti
à des démocraties consolidées où lenjeu dune élection nest pas le régime
mais le gouvernement.Sera-t-il social-démocrate ou conservateur, sera-t-il plus
à gauche ou plus à droite?, etc. La transition vers léconomie de marché y est
aussi la plus achevée. Le deuxième groupe est celui des pays du Sud-Est, avec
une démocratie plus fragile comme en Roumanie ou en Bulgarie, où lalternance
a commencé il y a à peine trois ans, et avec des dérives autoritaires et nationalistes
dans les républiques issues de lex-Yougoslavie ou en Albanie. Ces pays partaient
de beaucoup plus bas ou ont été ravagés par la guerre. Le poids du passé y est
plus lourd. Le troisième groupe est représenté par la Russie et des ex-républiques
soviétiques où la transition est hypothéquée par des pouvoirs semi-autocratiques,
voire totalement autocratiques, responsables dimmenses détournements de fonds
publics. Mais, en même temps, la Russie a connu la plus longue période douverture
démocratique de son histoire.
Pourquoi ces différences?
Dabord les choix politiques faits par les nouvelles élites arrivées au pouvoir
au moment de la chute du communisme. Certaines ont misé sur des réformes rapides,
une thérapie de choc, dautres ont joué le gradualisme. Certaines ont opté pour
des systèmes très parlementaires, dautres ont privilégié le présidentialisme.
Les pays les plus avancés sont ceux qui ont misé sur le parlementarisme et une
transition accélérée. Mais ces choix différents correspondent aussi à un héritage
différent du communisme. Le régime nétait pas le même en Hongrie ou en Pologne
quen Bulgarie ou en Rou-manie. Dans les premiers, des élites modernes sétaient
créées en périphérie du système. Ces espaces de liberté relative étaient le
résultat de crises précédentes comme 1956 en Hongrie, 1968 en Tchécoslovaquie,
1980 en Pologne. Il sagissait, selon la définition du Polonais Adam Michnik,
dun totalitarisme aux dents brisées. Dans ces pays, les trois grandes crises
de 56-68-80 avaient posé la question de la démocratie et de la société civile.
Dans les Balkans, il y eut aussi trois grandes crises en 1948 la rupture du
Yougoslave Tito avec Moscou, en 1961 celle de lAlbanais Enver Hoxha,et en 1968
celle du Roumain Ceausescu , mais elles avaient éclaté au nom de lautonomie
dun appareil communiste face à lURSS, et la rupture se doublait dans les deux
derniers cas dun renforcement du totalitarisme interne. Dautres raisons sont
encore plus anciennes. Un des éléments essentiels dune transition réussie est
lEtat de droit. Cette tradition existait en Europe centrale comme héritage
de lempire des Habsbourg. On peut aussi sinterroger sur le facteur religieux.
Pendant le communisme, lEglise catholique a représenté un contre-pouvoir qui
a favorisé lémergence dune société civile alors que lEglise orthodoxe na
pas joué ce rôle.
La question des nationalités na-t-elle pas eu un poids dans ces différences?
La transition a mieux réussi là où il y avait des Etats relativement homogènes.
Ailleurs, comme dans les Balkans, elle a été surdéterminée par la question nationale
et les problèmes des minorités. Quand on est dans la logique de la construction
dun Etat-nation, la transition vers la démocratie et léconomie de marché devient
une question secondaire. Les pays de lEurope centrale nont pas eu à affronter
ces problèmes parce que la Mitteleuropa multiculturelle et multiethnique avait
déjà été détruite par les efforts conjugués de Hitler et de Staline. Le premier
a exterminé les juifs et le second a chassé les Allemands de ces pays après
la guerre en même temps quil en changeait les frontières.
Danciens leaders de la dissidence, comme le président tchèque Vaclav Havel,
le ministre polonais des Affaires étrangères Borislaw Geremek ou son homologue
roumain Andrei Plesu, ne cachent pas une certaine amertume vis-à-vis des Quinze.
Pourquoi?
Le grand espoir de 1989 était celui dun retour à lEurope. Pour presque tous,
lEurope signifiait lUnion européenne. Dix ans après la chute du Mur, les plus
avancés des ex-pays du glacis Pologne, Hongrie, République tchèque viennent
de rentrer non dans lUE mais dans lOtan. Le rêve dintégration se réalise
donc dabord par la défense et sous le parrainage américain. Doù la frustration
vis-à-vis des Quinze qui les laissent dans la salle dattente à apprendre les
80000 pages de lacquis communautaire. A Prague, comme à Varso-vie ou à Budapest,
on a le sentiment que lUE a continué à gérer ses affaires sans comprendre limportance
historique de leffondrement du communisme et cette chance dune réunification
du Vieux Continent. Aux yeux des élites de lex-Est, les dirigeants occidentaux
font une Europe dépiciers.
|
20
2001
|