Walter Mossmann
Les conversations avec Yourko
(Fribourg/Lviv 1997)
© Walter Mossmann, 1997
Les conversations avec Yourko sétalèrent par intervalles prolongés sur
quatre, cinq ans. Entretemps Yourko sest marié selon le rite gréco-catholique,
il a poursuivi ses nouvelles études la philosophie, cette-fois-ci -, et il
a traduit de grands textes compliqués de Joseph Roth, Heidegger et Musil pour
des maisons dédition à Kiev et à Lviv. Quant à moi, pendant ce temps-là, jai
appris tout de même à sortir quelques phrases simples en ukrainien, histoire
de me débrouiller dans la vie quotidienne, à la maison ou dans la rue: tépère
ya ye tout maintenant je suis ici, tépère i tout ici et maintenant, et
vsé boude douje dobre tout ira bien, très bien.
Les dernières quatre, cinq années une période glissante, dérapante, précipitée,
bourrée de surprises. Ce sont surtout les coulisses de nos entretiens les
cafés de Lviv qui ont changé sensiblement au cours de ces années. Au début
nous nous rencontrions dans le bar sombre et voilé de lhôtel Spoutnik, où
en buvant du succédané de café, du thé ou de la horilka dans des verres soviétiques,
épais, impérissables et polyvalents nous nous laissions flotter mollement
et génialement au gré de cette ambiance feutrée, semi-asiatique. Une telle matinée
ne coûtait pratiquement rien, quelques coupons, quatre sous pour un Baron
du Deutschmark. Ou bien, nous contemplions dans le sous-sol dun boui-boui
quelconque les excès dalcool des buveurs et des buveuses invétérés des faubourgs.
Ou encore, nous consommions de la bière tchèque dans lancien hôtel dEtat et
du KGB où le garçon vous proposait froidement du caviar pour précisement 40
dollars et une fille pour 20 dollars.
Plus tard cétait le premier hôtel privé géorgien (ces établissements ne
servent plus le velours ukrainien, le vin rouge local, mais seulement des
importations chères de la Bulgarie ou des mixtures infectes soi-disant dorigine
italienne). Ou bien le café branché près de la Tour de Poudre: de la musique
bruyante de lAmérique, du cognac foncé et sirupeux de la Crimée et des discussions
agitées sur la poé sie, le théâtre, la musique, les vernissages, les visas et
les sponsors, surtout sur les sponsors. Puis la première pizzeria dun polonais
au nom de Castelari, plus tard les premièrs cafés de rue, ensuite le premier
capuccino, le vrai; tout allait très vite, tout progressait, les prix galopaient
à tout allure, et la plupart de mes amis devenaient de plus en plus pauvres,
de jour en jour.
* * *
Nos premières conversations partirent, bon gré mal gré, de zéro.
Quest-ce que tu sais finalement de lUkraine? Quest-ce que tu trimbales
dans ta tête allemande?
Peu de choses. Les images gelées: de la steppe, le Dniepr, les coupoles dorées
de Kiev, des ensembles de folklore tape-à-lil, un troupier allemand riant
dans un champs de tournesols, peut-être mon père, le sarcophage de Tchernobyl
-, et puis la Galicie.. un wenn der Rebbe singt.., les camps dextermination
allemands, des cadavres carbonisés.
Est-ce que tu as remarqué que dans toute la littérature sur l holocauste
le mot Ukrainien semploie comme une sorte de dénomination professionnelle?
LUkrainien y apparaît toujours et sans aucune exception comme lhomme de
main docile et consentant des nazis, pas aussi intelligent que les SS, mais
bestial dans la fureur meurtrière. Je ne veux pas du tout aborder le fond historique,
cest trop compliqué: des fois cétaient effectivement des nationalistes ukrainiens,
des fascistes; des fois des troupes bigarrées de lEst formées dUkrainiens,
de Biélorusses, de Baltes, de Roumains, de Croates, de Slovaques ici même
des Volksdeutsche (Allemands ethniques) mais ce nest pas mon propos
pour le moment. Quand je me présente à louest: Mon nom est Yourko, de nationalité
ukrainienne, je pourrais aussi bien dire: Vous permettez, Yourko, nationalité:
valet de bourreau.
Et moi, alors? Quoi dire quand un ancien SS membrasse dallégresse
à Brody pour la seule raison que je sors de létat qui a succédé au Troisième
Reich. Nimporte quel stéréotype national est effroyablement réducteur.
Ce nest pas la même chose. Tu passes à Lviv pas seulement comme le successeur
des nazis. On ne te colle pas seulement Auschwitz sur le dos. Tu profites aussi
de Schiller et de Goethe, de Heine et de Mozart. Tu es porteur dune aura culturelle
mondialement reconnue, dune histoire. Cest justement ici, en Galicie, que
nous savons beaucoup sur lAllemagne, ça te rend de prime abord intéressant,
tu n a rien à prouver.
Mais quand moi, je débarque chez vous à Fribourg, je me retrouve dabord
dans la catégorie Russe, Post-soviétique, puis: Ah bon, pas Russe, Ukrainien,
ah bon, séparatiste, nationaliste, valet de bourreau! Aucune aura culturelle
ne mentoure, puisque vous navez jamais encore pris connaissance de nous dans
quelque domaine que ce soit: ni Chevtchenko, ni Lesia Oukrainka, ni Ivan Franko,
ni Vassyl Stous, aucun poème, aucune mélodie, rien du tout. Jappartiens
au peuple sans histoire, comme Friedrich Engels aimait nous appeler. Le stéréotype
sans contrepoids aucun. Voilà pourquoi ça pèse si lourd.
* * *
Bon, daccord, on va parler de ton offense
Loffense ukrainienne.
Cest le lamento ukrainien. Cultivé dune manière tellement égocentrique et
utilisé à des fins politiques, je ne peux et ne veux plus lentendre. Le revers
de loffense ukrainienne, cest lindifférence quand il sagît des autres. Je
vois ça partout, tout dabord chez les personnes âgées. Je pose par exemple
des questions sur Débora Vogel, une amie de Bruno Schulz. La conversation tombe
sur le ghetto, sur lancien camp de concentration, Yaniv, à propos, il ny
a toujours pas de mémorial, on parle de lextermination de deux cent milles
juifs de Lviv, et mon regard croise des visages figés et indifférents. Pas de
commentaires. Jusquau moment où quelquun explose avec un oui, mais, ce maudit
oui, mais. Tout dun coup, il sanime, et visiblement en ébulition, il me
montre une cave où les bolcheviks auraient torturé et assassiné les Ukrainiens,
des gens innocents, bien sûr, des femmes et des enfants.
Oui, mais.
Tu vois?!
Et bien?! Jai le droit de dire ce que je veux, nous sommes enfin dans
un pays libre depuis peu.. Tu déplores la perception sélective des personnes
âgées, mais toi, tu fais pareil. Peut-être nas-tu toujours pas digéré votre
Historikerstreit, la polémique des historiens. Peut-être as-tu tout simplement
peur que lobjection concernant les victimes ukrainiennes mène à compenser un
cadavre par un autre, à tel point que lhistoire sévapore et quil ne reste
quune bouillie plus-moins-zéro, pas de crimes, pas de culpabilité, pas de
mauvaise conscience, rien que le destin et la fatalité.
Une peur bien légitime.
Oui, mais, cette peur, où vous mène-t-elle ? Le pendant du oui, mais
ukrainien est la formule allemande sur les traces de. Après le tournant de
1989, des foules de touristes de Vienne, de Francfort ou de Berlin passent à
travers la Galicie, les têtes penchées, sur les traces des juifs galiciens.
Ils imaginent une chimère de Shtetl juif romantique, ils touchent les vieilles
pierres, et complaisamment perdus dans leurs rêveries dune réparation imaginaire,
ils prennent chaque muraille vétuste pour une ancienne synagogue. Il ne soulèvent
pas le regard ni à droite, ni à gauche, ni vers le présent, ni vers nous. Et
quand plus tard, dans leurs reportages, ils parlent dun Ukrainien, il sagira,
sans faute, du crétin antisémite éternel quils ont croisé par hasard. Cest
bien sûr une offense pour nous, mais cela vous rend aveugles, seelenblind,
(atteint de cécité psychique.) Vous refusez toute occupation sérieuse avec notre
histoire. Je ne pense pas à la grande histoire des affaires étatiques, je pense
à la petite histoire, lhistoire des familles ukrainiennes dans leur millième
répétition. Dans presque chaque petit appartement surpeuplé de cette ville tu
trouveras des photos souvenirs du grand-père, de loncle, de la tante, du
frère, de la soeur tous des victimes de la répression comme on dit: fusillés,
morts de froid, péris en camp. Des milliers de ceux que tu peux rencontrer ici,
sur lavenue de la Liberté, sont nés en exil, en Sibérie ou au Kazakhstan, mais
tu refoules tout cela parce que tu es gauchiste. Tu ne veux rien savoir sur
les crimes de la gauche.
Mon cher Yourko, cela suffit Ce nest pas aussi simple que cela, tu mets tout
dans le même sac. Quest-ce que tu sais de la gauche à louest?
Cela se peut. Jai connu la gauche de lest, cela ma suffi.
Le SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund- Fédération Allemande dEtudiants
Socialistes) de Fribourg, par exemple, cest-à-dire mon association dalors,
a été le premier à protester contre linvasion de Prague. Tous mes amis et mes
relations de la RDA étaient des dissidents. Ils y étaient en tôle ou tout simplement
expulsés de la République des ouvriers et des paysans. Et le ministre des
affaires intérieures ma interdit lentrée à Dresde encore en 1986, car ces
Messieurs savaient bien que je nallais pas la fermer ni là-bas, ni chez moi.
Non, mon cher, je nai pas à encaisser ceci, je ne porte pas ce chapeau.
Jai entendu dire que vous aviez alors une sorte de critique chino-néostalinienne
vis à vis de la RDA, je pense à toutes ces groupuscules maoistes, les partis
marxistes-léninistes.
Elles existaient effectivement, mais je ny ai pas adhéré. Je me moquais de
ces petits bourgeois autoritaires déguisés en fantôme ressuscité du communisme.
Eux, de leur côté, me traitaient de criminel bourgeois, puisque je préférais
maffairer dans le milieu des initiatives des citoyens, plutôt que dans leurs
partis maoistes de nomenclature. Voilà, Yourko, tout est quand même en peu plus
compliqué que tu ne le penses.
Tu es alors blanc comme neige.
Je ne sais pas, je nai pas encore consulté mon dossier chez Gauck (- lautorité
qui soccupe des dossiers de Stasi) (note de trad.).
Daccord, nous vous réhabilitons en ce qui concerne la collaboration avec
le pouvoir marxiste-léniniste. Mais, . il me semble que vous ny avez pas regardé
de trop près. Vous ne vouliez pas savoir. Vous navez même pas essayé de vous
informer sur notre situation.
Et comment aurais-je pu minformer? Je navais pas de possibilité dy aller,
en tout cas pas librement.
Tu nas jamais été au Chili, ou en Argentine, ou au Brésil. Et néanmoins,
toi, tu as écrit, parlé, protesté. Tu tes renseigné en détails sur les conditions
et les événements les plus minimes de tel ou tel faubourg de Santiago ou de
Buenos-Aires ou sur les progrès du syndicat agricole en Bolivie. Donc, les possibilités
limitées dentrée en Union Soviétique ne sont pas en cause. Jinsiste, tu nas
pas voulu connaître les vérités fâcheuses sur notre condition de vie, par peur
de perdre tes quelques vérités fondamentales, dêtre désorienté
Tu ne peux pas timaginer ni le genre dindividus qui colportaient des vérités
de lEst chez nous à louest, ni leur intention. Parfois on avait limpression
que tout le système soviétique avait été créé dans le seul but de fournir limage
contraste du mal pour légitimer le pouvoir du bien dans lOccident.
Tu comprends, quand le gouvernement polonais p.ex. donnait lordre de rouer
les ouvriers en grève de coups de matraques bien longues, inéluctablement nos
dirigeants faisaient leur apparence à la télé, débordant dindignation qui giclait
de leurs bouches en cur. Nempêche, quen même temps, ils ordonnaient de nous
disperser pendant les manifestations contre les centrales nucléaires ou contre
la Startbahn West (construction dune nouvelle piste de décollage à Francfort)
avec les mêmes matraques longues et dures.
Une phrase était symptomatique pour lancienne RFA: Pourquoi ne vas-tu pas
de lautre côté? prononcée en général sur un ton sarcastique, aigri, écrasant.
Et cette phrase tombait impitoyablement chaque fois que la critique, le trouble
ou la révolte sannonçaient quelque part. Tous ceux qui nétaient pas daccord,
qui critiquaient, protestaient, cherchaient des alternatives, développaient
des idées divergentes, en somme tous ces trouble-fête, étaient sans doute des
communistes masqués, ils navaient quà aller de lautre côté, en RDA.
Peut-être cette phrase stupide était-elle la publicité la plus efficace pour
le communisme, plus efficace que tous les volumes et pavés marxistes-léninistes
dans leur ensemble.
Cela explique des choses, mais ne justifie pas suffisamment votre désintérêt
par rapport à notre réalité.
Non, ce nétait quune explication, pas une justification.
* * *
Tu as lair de ricaner quand je parle de ce que nous avons fait, nous, les
gauchistes.
Cela me fait leffet dune démonstration naive de fraude au label.
Donc, tu ne me crois pas?
Si, si, je crois tes histoires. Mais pour moi, dans mon langage, ce ne
sont pas des histoires gauches. Tu connais le poème célèbre dErnst Jandl
Groite et dauche vouée à foncusion. Tu sais, chez nous gauche a un tout
autre sens. Gauche est synonyme de conservateur, avec gauche nous
associons la stagnation, loppression, le mensonge public, la langue des esclaves,
la corruption, le carriérisme, la terreur, les exterminations en masse.
Il ny a pas de pointure plus petite?
Quand je demande à un Allemand ce quil associe à lan 1933, la réponse
est claire et nette: le début de la dictature nazie, la prise du pouvoir par
Hitler, le début de lépoque qui se terminera par la guerre mondiale et lholocauste.
Rien dautre, aucun autre événement lui vient à la tête à propos de 1933. Quand
tu demandes la même chose en Ukraine, tu reçois une réponse complètement différante:
1933 cest lannée de la Grande Famine. Des millions dhommes et de femmes en
Ukraine Soviétique sont morts de faim: dans leurs villages, sur la rue, durant
la fuite vers les grandes villes. Des commandos du parti ont réquisitionné des
fermes, le dernier porc et le dernier sac de blé et ont laissé les gens crever,
tout simplement. Ensuite les déportations en masse vers la Sibérie, dans les
camps dextermination, les purges dans le parti communiste, les procès, lextermination
de lintelligentzia ukrainienne. En 1933 notre catastrophe a commencé. Lan
1933 signifie la fin de toutes les illusions. Certains nomment la Grande Famine
un génocide, dautres disent quune fois prise la décision sur la collectivisation
forcée, le parti était prêt à accepter que des millions dhommes et de femmes
en Ukraine allaient mourrir de faim. La gauche de lOccident restait alors muette,
ou encore minimisait lampleur de la catastrophe, beaucoup de militants de gauche
qui répétaient même machinalement les mensonges propagandistes de Moscou. Cétait
incompréhensible, absolument incompréhensible.
Jai souvent réfléchi à cela, essayé de comprendre. Il me semble que ces intellectuels
dalors étaient piegés dans une situation inextricable ou ou. Ils croyaient
quils devaient faire le choix en faveur de lURSS pour ne pas devenir des complices
du fascisme. Un dilemme.
Au diable avec toutes ces histoires ou ou! Si nous ne nous en débarrassons
pas, nous ne pourrons jamais faire ce que nous voulons.
Mais quest-ce quil se passe aujourdhui, 60 ans après? En 1993 la Grande
Famine était le thème principal en Ukraine, des théâtres, des festivals musicaux,
des films, des livres, des discours, surtout des grands discours. La famine
dalors était célébrée sombrement et triomphalement. Car les dirigeants nouveaux
nhésitent pas à sapproprier les morts de la famine, à les faire passer pour
martyrs de létat national actuel. Mais tous ces gens sont-ils vraiment morts
pour le futur état national ukrainien? Il me semble quil sagit là dun abus
répugnant, courant, hélas! Les victimes des grands crimes de lancien pouvoir
sont toujours instrumentalisées pour la construction du nouveau pouvoir.
Oui, elles sont vraiment instrumentalisées. Cela ne mempêche pas den
parler à ma manière.Cest en tout cas assez nouveau quon puisse parler ouvertement
des événements pareils dans ce pays. Plus dun demi-siècle de silence forcé.
Et chez vous? Est-ce que la gauche occidentale a au moins mentionné les événements
de 1933 en Ukraine? Est-ce quil y a eu des publications, des manifestations,
des discussions? Ou ces braves antistaliniens se contentent-ils toujours de
la légende sur Makhno? Oui, bien sûr! Si cet anarchiste romantique avait gagné
à lépoque.? Une projection, un conte pour enfants, du même niveau que les légendes
sur les soi-disant héros du Tiers-Monde. A lépoque, Peter Archinov na pas
raconté cette histoire de Nestor Makhno dans lintérêt de diffuser des vérités,
mais pour créer une image utile à la lutte des anarchistes, une image qui donne
des ailes aux rêves.
- Et le pendant soviétique de limage de Warlord Mackhno? Celle du voleur,
du soûlard, du violeur et assasin, dans quel intérêt a-t-elle été créée? Certainement
pas pour servir à la découverte de la vérité, plutôt pour couper les ailes aux
rêves, pour dissuader.
* * *
Tu te rappelles, quand nous nous sommes rencontrés la première fois, un vieil
ivrogne sest approché de notre table et a proclamé: Tchernobyl, cest le symbole
de la politique russo-bolchevique et de ses croisades contre le peuple ukrainien.
Depuis, je narrête pas dentendre cette connerie-là.
Et pourtant, il y a du vrai là-dedans.
Pardon? Quest-ce quon peut bien y trouver, dans une débilité pareille?
Tu barres le mot russe et les croisades. On arrive à: Le projet industriel
mégalomane de Tchernobyl est lincarnation de la politique bolchevique. Voilà
une thèse qui exprime un problème réel. Il me semble que toute cette entreprise
sous le nom stalinisme nétait rien dautre quun projet gigantesque dindustrialisation
d un pays arriéré. La politique de développement des bolcheviques prévoyait
le rattrapage et le dépassement des pays riches dans des délais les plus courts.
Ce qui suit en est la conséquence logique. Car, une telle politique de
développement exigeait des victimes innombrables, cétait évident pour tout
le monde. Doù le besoin dune religion mobilisant la disposition au sacrifice
nécessaire et le monopole global dune église qui seule procure le salut à
savoir le Parti Communiste et le Comintern. Ce lien de causalité a été décrit
assez précisément par des auteurs ukrainiens soviétiques comme Khvylovy ou Mykola
Koulich, et ceci déjà vers la fin des années 20, mais, il est vrai, vous ne
les connaissez pas non plus. Continuons: Lindustrialisation à grande échelle
demande forcément la standardisation radicale.Cétait la tâche de la bureaucratie
totale, mise au pas, et luniversalité des normes. De mauvaises herbes comme,
par exemple les tendances émancipatrices en Ukraine ou en Géorgie, devaient
être arrachées, cétaient des forces centrifuges, des obstacles, donc, à balayer!
Et, pour en finir, un tel processus de développement ne pouvait se faire que
sous la direction du pouvoir absolu centralisé. Donc sous la dictature. Pour
la consécration de ses ordres majeurs, la dictature athéiste recourt au messianisme
chrétien traditionnel. Staline a ainsi recuilli lhéritage et du tsar et du
patriarche de léglise orthodoxe, héritages quil a modernisés par la suite
avec une énergie incomparable.
Et le communisme là-dedans?
Nulle part. Lidéologie bolchevique, cest-à-dire cette nouvelle religion,
fabriquée du matériau ancien, était ce quils avaient à leur disposition. Prends,
à lheure actuelle, du soi-disant Tiers-Monde nimporte quelle dictature de
développement intégriste quelle que soit la religion, peu importe le tout
est quelle puisse servir à lindustrialisation.
Depuis quand, pour toi, tout cela est clair comme le jour?
Depuis que nous buvons cette horilka merveilleuse, douce, traitée au miel,
au fond destinée exclusivement à lexportation, et depuis que nous fixons de
notre regard constant le panneau publicitaire de FORD sur le mur en face, tout
en sachant que ceux-là, de lautre côté de lOcéan, ont visé le même but quoique
sous des conditions plus favorables, ils avaient plus de temps, et ils pouvaient
laisser une marge de manoeuvre plus large aux gens.
* * *
Yourko, je ne comprends pas vos mots magiques la nation et privé. Ils
ne me plaisent pas tellement, mais ceux qui les prononcent ici ont tout de suite
les yeux brillants.
Ca change quand même.Mais nous pouvons bien en parler.
Finalement cest un pays libre, depuis peu.
Exactement. Et avant, il nétait pas libre, doù les mots magiques.
Une nation libre peut opprimer ses citoyens terriblement. LAllemagne en
possède une certaine expérience.
La nation était, dans les années 70 80, le mot dordre de lopposition
dans la lutte contre la dictature du parti, contre la standardisation, contre
le pouvoir central de Moscou. Cela avait peut-être une autre signification pour
les anciens politiciens nationalistes. Pour moi lUkraine signifiait tout
simplement nous. Nous, les gens qui vivent ici, qui refusent dêtre commandés
et manipulés à distance. Parler ukrainien, cétait évidemment fortement
idéalisé,- signifiait pour moi mexprimer de manière authentique, exprimer
mes vrais désirs et idées et non seulement dire ce quon attendait de moi.
Et pourquoi donc nous et pas moi?
Le moi nous semblait trop risqué, cétait notre éducation.
Le moi vous paraissait trop risqué, mais lidée de lUkraine comme état
indépendant était aussi strictement interdite, nest-ce pas?
Bien sûr, cétait interdit, mais il existait un consensus qui était présent,
se manifestait partout, dans des clins dil des autres, ainsi tu nétais pas
seul. Et quand on chantait des chansons de Chevtchenko tout le monde comprenait
ce que signifiait lUkraine: un pays opprimé, des gens oppressés, des paysans-serfs,
des filles qui sappelaient Cathérine, lesquelles étaient engrossées par les
cosaques tsaristes, ces filles échouaient méprisées au bord du chemin ou se
suicidaient dans des étangs. Ou bien, prends les poèmes de Vassyl Stous (il
est mort seulement en 1985 dans un camp pour des récidivistes politiques, Koutchino
36-1) pour lui lUkraine est le synonyme des lieux de lenfance perdue, du
bonheur et de la confiance, des lieux où lon peut librement marcher à grands
pas et parler librement, des lieux perdus, des âmes torturées.
Et qui était exclu de cette image de lUkraine? Qui reste dehors?
Peut-être les oppresseurs. Bien sûr, les maîtres des interdictions. Mais
pas encore les étrangers, pas les autres. Cela némerge quau moment où le pouvoir
est en place. Et pour toi, cest comment? As-tu aussi des couleurs pareilles
pour ton image d Allemagne, comme moi pour lUkraine?
Non, jai rencontré en Allemagne toujours la figure du pouvoir. Ou comme adversaire,
ou comme complice, comme séduction pour mes propres fantasmes du pouvoir. Non,
je nai pas une image tellement douce de lAllemagne, pour moi elle était
toujours agressive, violente, prête à se mettre en marche. Mais, ce dernier
temps jai rencontré en Ukraine pas mal de bottes, de groupuscules nationalistes,
des néonazis de toutes couleurs, des chemises noires, des associations dhommes
paramilitaires, la rhétorique horrible.
Oui, il existe maintenant, létat national. Il existe un pouvoir qui spécule
sur les sentiments des gens et représente ses propres intérêts comme ceux du
commun. Maintenant on délimite et on écarte, maintenant on redresse lEtat et
on dresse la haine, maintenant les règles du jeu dantan nont plus cours. Stous
était sans doute le dernier qui pouvait se permettre dévoquer sans heurter
limage dune Ukraine souffrante, belle et triste.
Et avant, tu ne las jamais remarqué, je parle du côté violent et excluant
de lidée?
Et toi, linternationaliste flottant, tu nas jamais remarqué le danger
de tous ces Fronts Nationaux de la Libération qui bénéficiaient de votre soutien,
et qui étaient fournis et acclamés par vous? Pourquoi êtes-vous tellement critiques
à lEst et sans aucun esprit critique dans le Tiers-Monde?
* * *
Les choses progressent, cest-à-dire la privatisation progresse. Il y a du
capuccino vraiment bon, mais il est trop cher, des maisons ont été privatisées
et leurs habitants se retrouvent dans la rue, incapables de payer le loyer.
Des entreprises sont privatisées, et la moitié des effectifs se retrouvent licenciés.
La privatisation est en marche, lappauvrissement aussi. La plupart des gens
que je connais ici depuis quatre, cinq ans dégringolent graduellement vers le
marasme. Mais pour vous, surtout pour les jeunes, la privatisation faisait
partie de ces mots magiques.
Oui, cétait un mot magique. Il a signifié en quelque sorte ce que pour
vous étaient lindépendance, lautonomie, la maturité, la liberté daction..
Un beau mot. Autrefois, cétait déjà un beau mot. Autrefois, il avait pour corrélatif
la niche, la cachette, le lieu où tu pouvais bricoler sans être surveillé et
contrôlé. Tu comprends, le système soviétique a essayé de détruire le secteur
privé et de créer lespace public, il a abouti exactement au résultat contraire.
La sphère publique, cétait le mensonge, lhypocrisie, la propagande; elle était
à cent pourcent uniforme et figée, à une dimension. Cest pourquoi la
vrai vie se déroulait dans ces appartements minuscules et toutes les initiatives
surtout en temps de stagnation économique sentassaient dans ces espaces
privés. Puis, il y a eu le tournant de 1989, et dans ses bagages, enfin, la
chance de développer des initiatives en-dehors de ces niches, à son propre risque,
en étant seul responsable, cétaient des perspectives absolument fantastiques.
Mais pour la plupart des gens, ce sont bien restées des perspectives. Tous
ces négociants privés au coin de la rue travaillent aujourdhui comme des revendeurs,
menés à la baguette par des chefs de réseaux commerciaux bien louches. Quest-ce
qui a donc changé? Linitiative, la responsabilité, lautodétermination, mon
il!
Cela na pas marché, cest vrai. Mis à part pour les nouveaux riches et
la mafia, et encore, ils se sont bien empêtrés dans dautres dépendances.
Et toi?
Nous sommes branchés au goutte-à-goutte de devises, et les gouttes tombent
chichement. Aujourdhui, le salaire dun maître décole, dun professeur ou
dun employé scientifique ne suffit plus pour survivre en Ukraine, si tant est
que le salaire arrive chez le destinataire à la fin du mois, fait qui
se produit de plus en plus rarement. Nous nous mettons donc à la chasse de devises
en faisant des beaux yeux aux gens de lOccident. Sils trouvent quelque chose
bon et important, nous disons à notre tour oui, bien sûr, cest bon et important,
pour quils assurent le financement de tel ou tel projet. Si, par exemple, un
émissaire vient de Bruxelles et annonce que surtout des projets écologiques
et féministes sont de la plus grande priorité, nous devenons tous, sur le champs,
des écologistes et des féministes. Voilà, tout comme au temps passé.
Disons de lopportunisme.
Disons le besoin. Lintelligence pratique.
* * *
La petite bourgade Brody, pas loin dici, sest transformée ces dernières
années en une sorte de lieu de pèlerinage, en tant que ville natale de Joseph
Roth, elle est connue par un large public des lecteurs en Occident. Autrefois,
cette ville sest trouvée dans le lointain inaccessible, au delà du Rideau de
Fer, mais aujourdhui on peut voyager librement, et on voyage. A vrai dire,
Brody nappartient pas aux lieux qui inspirent, dans le meilleur des cas, on
peut comprendre pourquoi Joseph Roth la quitté avec un tel plaisir.
Quoi quil en soit, les gens arrivent dAutriche, dAllemagne et, bien sûr,
il sest trouvé quelquun qui y a monté un petit musée de Joseph Roth et qui
organise des excursions guidées en ville. Une maîtresse décole ukrainienne
lit pour les pèlerins des passages des romans de Joseph Roth, montre sur quelque
fenêtre ou une porte, ou un magasin au coin de la rue et dit: Sil vous plaît,
regardez attentivement ici, cest cette fenêtre, ou cette porte, ou ce magasin
que Joseph Roth a décrit dans tel ou tel livre. Les pèlerins regardent là-bas,
et, quelque part émus en leur for intérieur, ils font signe de tête.
Mais ce nest pas tout. Le nom Brody est aussi le symbole dune bataille
atroce à la fin de la guerre, où lEtat Major allemand a envoyé la moitié de
la division SS Galicie à la mort, comme chair à canon. Cette division sest
composée d ukrainiens qui, pour des raisons différentes, voulaient à tout prix
lutter contre lArmée Rouge. Il y a des survivants, qui, plus tard dans lémigration
(appelée diaspora chez nous) ont créé une association commémorative. Il est
logique que ces vieillards veulent visiter Brody et parcourir le champ de combat.
Il est logique que quelquun a organisé un musée à Brody, juste en face du musée
de Joseph Roth. Et maintenant, imagine la situation: des bruits de moteurs viennent
de loin, ha, ha, un car de lOccident! On envoie tout de suite les enfants:
Doù vient ce car?. Oho, de Vienne! Les gars, vite, on ouvre le musée de Joseph
Roth. Non, fausse alerte, lautocar nest pas du tout de Vienne, il vient de
Londres, la diaspora sapproche! Bo n, on ouvre le musée de la division SS Galicie
et on ferme lautre. Car tous les pèlerins veulent être servis correctement,
on se plie à la demande qui règle loffre. Pigé ?
Pigé. Wellcome in the club.
Traduction Roman Ossadtchouk
Taras Chevtchenko (1814-1861) poète, peintre,
fondateur de la langue ukrainienne littéraire moderne. Elevé
comme serf en Ukraine, affranchi pour aller à St. Petersbourg,
dix ans dexil. Loeuvre géniale immense dun
diapason très large: des poèmes simples qui sont devenues
des chansons populaires, aux attaques politiques contre le tsarisme
(Caucase) et des grands poèmes épiques. Dans
le poème épique Maria il renonce tout naturellement
non seulement à lImmaculée Conception, mais aussi
à la Résurrection 150 ans avant Drewermann (philosophe
et théologien allemand contemporain).
Lessya Oukrainka (1871-1913) classique des modernes ukrainiens, lyrique,
drame. Elle a vécu en Ukraine russe et a publié à Lviv, alors autrichien.
Ivan Franko (1856-1916) de Lviv écrivain, scientifique, journaliste,
a laissé une oeuvre quasiment encyclopédique en plusieurs langues, p. ex. en
allemand.
Vassyl Stous (1938-1985) poète le plus important de la génération
des années 60. Camps pénitentiaires en Mordovie (1973-1977), puis Kolyma (1977-1979),
puis Koutchino, lOural du Nord (1980-1985). Les oeuvres complètes en 7 volumes
sont récemment publiées par la maison dédition Prosvita à Lviv.
Bruno Schulz (1892-1942) un des plus importants écrivains de prose
polonaise des années 30 (Les boutiques de cannelle, Le sanatorium de la nécrologie),
a vécu à Drohobytch en Galicie Orientale, fusillé dans la rue par un soldat
de SS.
Deborah Vogel (1902-1942) philosophe, poète (yiddish et polonais),
fusillée dans le camp de concentration de Yaniv. En correspondance avec elle
Schulz a développé les thèmes principaux de Les boutiques de cannelle.
Mykola Khvylovy (1893-1933) théoricien de littérature et auteur de
nouvelles, sest suicidé en 1933. Yourko mentionne sa satire Ivan Ivanovitch
de 1930.
Mykola Koulich (1992-1938) dramaturge de lavant-garde de Kharkiv
dans les années 20, tué dans un camp pénitentiaire soviétique au bord de la
Mer Blanche. Yourko mentionne son beau drame Narodny Malakhiy (1928/1929).
Traduction allemande fin des années 30 par Ossyp et Roman Rosdolsky (manuscrit
pas publié).
Horilka boisson alcoolisée qui sappelle Schnaps en Allemagne et
vodka en Russie.
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20
2001
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