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Emilia Ohar

Le bilinguisme en Ukraine d’aujourd’hui

© Emilia Ohar, 1998

L’espoir des premières années d’indépendance, que tous les citoyens, sous l’influence de transformations socio-politiques, s’appliqueraient à des études régulières de la langue ukrainienne, que le monolithe russophone serait progressivement effrité, que la majorité des Ukrainiens russophones et des citoyens ukrainiens d’autres nationalités developperaient une loyauté envers leur langue officielle et qu’enfin la maîtrise de la langue ukrainienne deviendrait une question de prestige, cet espoir semble aujourd’hui très illusoire.

Certes, la langue ukrainienne “de jure” entre dans le nouveau millénaire avec un statut d’honneur – acquis par une longue lutte – comme langue officielle; comme langue nationale d’un état indépendant; comme la deuxième des langues slaves (d’après le nombre d’utilisateurs); avec un standard littéraire; avec un orthographe codifié et avec un nombre convenable de maisons d’éditions en langue ukrainienne (même si elles ne sont pas très nombreuses). Pourtant, elle n’est pas devenue la langue de la majorité “de facto” dans la société ukrainienne.

La situation linguistique dans l’Ukraine d’aujourd’hui est surtout empreinte du bilinguisme russo-ukrainien (collectif et individuel). Le bilinguisme collectif s’étend sur presque tout le territoire de manière asymétrique: Une fois il passe en diglossie (= une coexistence deséquilibrée de deux langues, l’une devient “la plus forte” et sert dans les sphères plus élévées de la société, l’autre “la plus faible” est désignée à l’usage restreint comme la vie quotidienne) – d’autres fois une de deux langues est complètement évincée: le monolinguisme.

L’extrême polarisation linguistique quant au statut et l’utilisation des deux langues entre l’Ukraine de l’Ouest (la Galicie) d’un côté et l’Est (Donbas) et le Sud (la Crimée) de l’autre, n’est pas seulement le résultat d’une évolution historique. Elle est également et toujours le produit de la stratégie et tactique de la politique linguistique régionale.La langue russe fut déclarée langue officielle début 1994 dans les régions de Donetsk, Lougansk, Odessa et Mykolaiv. Dans la Crimée coexistent trois langues d’Etat (russe, ukrainien, tartare de Crimée), le russe est reconnu comme langue officielle.

Le milieu rural des régions bilingues reste en majorité ukrainophone ce qui – pour le milieu urbain – n’est le cas qu’en Ukraine de l’Ouest. Dans les grandes villes du Sud, de l’Est et en partie du Centre, la langue ukrainienne est pratiquement absente, parlée uniquement par des représentants de l’intelligentzia, surtout des écrivains, quelques créateurs culturels et artistes, des scientifiques, quelques militants des mouvements sociaux ou des partis politiques à l’orientation nationale ukrainienne. Ces derniers sont en général opposés aux représentants russophones des partis de gauche.

Traditionnellement, c’est dans les villes que se crée le produit intellectuel, informationel et culturel et le régime linguistique y regnant influence considérablement le produit final. Dans la conscience collective de la population des villes orientales et mériodonales, russifiées depuis longtemps, la langue ukrainienne reste la langue vulgaire des paysans. Ceci explique les barrières psychologiques innombrables, aussi bien dans la communication quotidienne que dans la vie commerciale, que beaucoup de personnes n’arrivent tout simplement pas à surmonter.

Aussi, la langue ukrainienne, bien que déclarée officielle et obligatoire, n’est en aucune manière devenue la langue du pouvoir. Pour être juste, il faut rajouter que notre parlement montrait “une orientation pro-ukranienne” tout au début de la souveraineté.

La soi-disante ukrainisation s’est sensiblement ralenti au cours des dernières années. L’Etat prenait ses “précautions” dans la politique linguistique et voulait à tout prix éviter des mesures radicales. On renonçait à certaines conditions exigées, maîtriser la langue ukranienne, par exemple, pour occuper des postes d’état ou pour obtenir la nationalité ukrainienne. Un protectionisme politique et culturel en faveur de la langue ukrainienne, avant tout des maisons d’éditions ukrainiennes, se faisait attendre, et il n’existait aucune structure d’état particulière qui aurait pu élaborer et surveiller une politique linguistique.

Si la langue ukrainienne s’était imposée tout en haut de l’échelle sociale, elle aurait pu évoluer et devenir un symbole du pouvoir et du succès social. Si l’élite du pouvoir parlait ukrainien, cela aurait stimulé, de manière non négligeable, la formation d’une conscience linguistique collective. Ceci est d’autant plus valable pour les sociétés totalitaires et post-totalitaires, dans lesquelles tout ce qui touche au pouvoir prend une importance hypertrophiée.

Mais, suite au caractère purement théorique de la politique linguistique de l’Etat et du sabotage passif ou actif de la réalisation de la loi linguistique, il reste peu de lieux où la langue populaire ukrainienne vive véritablement – la famille, les belles-lettres, ainsi que quelques mass-médias nationaux et régionaux.

Malheureusement, le fait que nos mass-médias écrivent ou parlent l’ukranien n’est aucunement un garant de qualité. Nombreux sont les journalistes de la capitale pour qui la langue ukranienne est une langue étrangère dont ils se servent contre leur gré pour gagner leur pain. Mêmes les mass-médias de Lviv grouillent de fautes de langue.

Les antagonismes confessionnels en Ukraine sont accompagnés par l’antagonisme linguistique: d’une part, il existe l’Eglise Ukrainienne Orthodoxe du patriarcat de Moscou presque entièrement russophone, d’autre part, l’Eglise Ukrainienne Gréco-Catholique (catholiques uniates) qui est ukrainophone et l’Eglise Ukrainienne Orthodoxe du patriarcat de Kiev ainsi que l’Eglise Ukrainienne Orthodoxe Autocéphale qui sont toutes les deux avantageusement ukrainophones.

Si l’on peut constater un changement en faveur de la langue ukrainienne, cela sera dans la famille et pour être plus précis il convient de parler d’un “bilinguisme de générations”: la génération des aînées, sortie de la campagne, continue en ville de parler ukrainien dans la vie quotidienne tandis que leurs enfants préfèrent déjà parler russe. L’introduction de l’emploi obligatoire de la langue ukrainienne au collège a permis d’inverser le scénario: les petits enfants des Ukrainien ukrainophones, les enfants des parents russophones peuvent revenir à leur langue nationale, la langue de leurs grands-parents.

Il serait bien – en ce qui concerne la dynamique de l’ukrainisation au collège – que les indices de quantité se transforment en indices de qualité. Dans les écoles ukrainiennes nouvellement créées dans les villes russophones (nous connaissons l’expérience de quelques écoles de Kiev et Tchernivtsi) règne en vérité un bilinguisme artificiel: les élèves ainsi que les enseignants parlent ukrainien uniquement pendant la leçon. On sent qu’il manque des enseignants qualifiés qui utilisent et transmettent la langue ukrainienne. Surtout parmi les instituteurs, on trouve très peu de vrais ukrainophones. Pourtant, il est évident que les instituteurs jouent un rôle essentiel dans l’éducation d’une culture linguistique, d’où le besoin, notamment dans l’enseignement primaire, de fortes personnalités, ukrainophones en occurence.

L’expérience scolaire de la langue ukrainienne, réservée à la leçon, ne sort pas de la salle de classe, ne trouve aucun soutien en dehors, puisque l’environnement social des enfants reste russophone.

En contraste indéniable avec les écoles de Kiev et Tchernivtsi se trouvent les écoles de Lviv qui ont introduit la langue ukrainienne comme langue d’enseignement aux élèves russophones seulement depuis peu de temps. L’apprentissage de l’ukrainien est beaucoup plus adapté: les matières sont enseignées en bon ukrainien, les enfants jouissent en dehors de l’école d’une formation linguistique supplémentaire dans un entourage ukrainophone; les connaissances acquises à l’école finissent ainsi par s’affermir dans l’usage de la langue courante ukrainienne.

Dans la rue les jeunes gens sont encore confrontés à un autre phénomènes, le “surzhyk” (à comparer à l’ouest avec le “franglais” décrié), qui se répand avec rapidité. Ce virus n’a pas seulement infecté le Sud et l’Est , comme on aurait pu supposer tout d’abord, mais aussi l’Ouest. “... Parlons de notre Piemont, ce bastion de tout ce qui est supra-ultra-radical-nationaliste... Au fond, tout devrait y être en ordre concernant la langue ukrainienne. Hélas..”.

Il se trouve que le mythe de la pureté de la langue en Galicie n’est en fait qu’un mythe. Sous forme d’une “avant-garde”, “le village galicien, le village dans le village et le sous-prolétariat issu du village sont venus en ville. Chaque quatrième ou cinquième mot de cette catégorie de la population dans la région de Lviv est un mot russe”. (Illia Lemko)

Une grande partie des locuteurs de la langue ukrainienne ne maîtrise pas la langue littéraire, parce que la plupart ne parle pas cette langue dès leur enfance, mais ils sont issus soit de la langue ukrainienne non littéraire (dialectes, patois), soit de la langue russe. Beacoup n’ont pas de pratique linguistique adéquate en dehors de la famille ou du lieu de travail. Il s’y rajoute la difficulté de faire le bon choix (normatif) dans la palette colorée des variantes possibles.

La variante officiellement reconnue de la langue ukrainienne littéraire est utilisée seulement par une petite partie de la population ukrainophone. Des milieux divers des locuteurs de la langue ukrainienne montrent des attitudes divergeantes par rapport à certaines normes (des fois ils hésitent, des fois ils chancèlent ou bien ils désespèrent). Impossible de dire ce qui est en dernier ressort “le vrai ukrainien” ou la forme correcte. L’activation de processus linguistiques – de création et de conservation – (recours à la langue ukrainienne des année 20-30 ou à la langue de la diaspora ukrainienne) processus qui se sont déroulées assez souvent d’une manière impétueuse et pas assez réfléchie, n’ont pas produit que des changements positifs. Ils ont également attribué à des fluctuations dans l’orthographe de la langue littéraire, à une indécision générale (exemple de la lettre r est significatif, cette lettre a été renouvelée encore en 1990, mais elle est presque entièrement absente dans les textes imprimés) et à l’altération de la culture linguistique dans la communication orale et écrite

Pendant que de violentes discussions durent depuis 10 ans autour de l’orthographe, les éditeurs agissent à leur gré en utilisant des éléments orthographiques de 1960, 1990-1993 et même de 1928. Les dictionnaires apparus ces dernières années en Ukraine ne remplissent pas leur tâche. Ils s’orientent vers des traditions linguistiques différentes, comme par exemple l’extrême purisme et le refus d’emprunts quelconques (à part grecs et latins) ou bien la position du “politiquement correct” à outrance contre le russe, ou envers l’internationalisation, l’européanisation, etc. Quelques-uns ont plutôt le caractère d’une étude historico-terminologique que d’un dictionnaire.

Et tout cela a lieu dans des conditions d’une dure concurrence entre la langue russe et la langue ukrainienne, en opposition sur l’échelle des valeurs culturelles de la société, parfois sous forme extrême. Beaucoup de stéréotypes élaborés au cours des siècles impérialistes apportent de l’eau au moulin des préjugés russes, (que la langue russe est plus ancienne que toutes les autre langues-sœurs slaves; qu’elle est une langue particulièrement “intelligente”, etc.). Dans la conscience collective, cependant, la langue ukrainienne reste toujours une sorte de langue artificielle, une langue des écrivains ou encore une langue vulgaire et rurale; une langue qui est incapable de véhiculer des images et concepts abstraits, car il lui manque les moyens.

Mykola Riabtchouk s’est exprimé avec justesse et amertume sur la segmentation et l’atomisation de la société ukrainienne. Il désigne l’Ukraine comme un “fragment culturel de l’Empire” et écrit: “Ce fragment se compose des régions qui, au niveau culturel, ne sont réunies que par la conscience de la petite-Russie, “malorussie”, coloniale: les gens parlent différentes langues, pas seulement au sens propre mais ce qui est pire, au sens figuré: ils utilisent d’autres systèmes de codes sémiotiques, d’autres mythes historiques et culturels, ils lisent d’autres livres, écoutent une autre musique, regardent d’autres programmes télévisés, sont abonnés à d’autres journaux. Le problème n’est pas que tout est “différent”, c’est plutôt qu’il n’y a pas de “pareil”. Il n’y a rien de commun qui pourrait rassembler, créer un discours commun, un code culturel sans lequel, au fond, une vraie nationt ne peut exister. Aujourd’hui nous avons des différentes régions, des villes et des villages, qui ont été rattachés à l’URSS à des moments différents et sous des conditions bien distinctes, et qui sont réunis plutôt par le soviétisme que par l’ukrainisme. Effectivement, ils ne peuvent former un espace culturel et informationnel, ils vivent dans leurs propres univers sans se retrouver sur la même longueur d’ondes.

Finalement citons encore une fois M. Riabtchouk. En parlant des recherches sociologiques de ces dernières années qui montrent un progrès dans la conscience politique de la population ukrainienne, qui “de plus en plus souvent s’identifie à l’Ukraine et moins à la Russie“, l’auteur soulève la question: “Cette ukrainisation politique deviendra-t-elle un jour également culturelle?”. Essayons de continuer cette pensée et posons la question de telle manière: “La politique et la culture en Ukraine deviendront-t-elles un jour ukrainophones? Nous connaissons l’exemple de l’Irlande, nous connaissons le scénario irlandais, selon lequel la langue de la métropole reste la langue de l’ancienne colonie.

Traduction Marija Kamis'ka

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N12 / 1998

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